Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père et fils tombèrent malades le même jour, à la même heure, et que leur état présentait tous les symptômes d’une intoxication foudroyante. O Providence ! ils se sont empoisonnés croyant empoisonner leurs hôtes, et tandis que l’un râle, agonise, l’autre expire, et son corps aussitôt tuméfié, putréfié, méconnaissable, devient une chose tellement horrible que nul domestique n’ose en approcher et qu’il faut requérir, au coin du prochain carrefour un homme de peine qui rapidement, en trois bonds, fait passer l’affreuse dépouille du lit pontifical à la voirie.

Qu’était-ce donc finalement que ce poison des Borgia, toujours entrevu à travers les mirages du fantastique, et de quelles drogues pharmaceutiques ce philtre de malheur se composait-il ? Un soir, il y a de cela bien des années, j’étais au théâtre-Italien écoutant l’opéra de Donizetti. Le second acte suivait son cours, et, par son chaleureux entrain dramatique non moins que par la perfection d’une exécution inoubliable, soulevait à chaque instant l’enthousiasme de la salle. Le grand trio venait de finir ; Gennaro et Lucrèce, — disons Mario et la Grisi, — allaient commencer leur duo, quand mon voisin de stalle, un vieil habitué de la maison, secouant une somnolence que son âge et la désuétude rendaient peu surprenante, me souffla ces mots à l’oreille : — vous savez que je possède par héritage la propriété du poison des Borgia. Dans ma famille, on se le lègue de père en fils ; j’en ai la recette dans mes papiers, et je vous la communiquerai pourvu que vous me promettiez d’être discret.

Ne rions pas ; cet heureux possesseur de la cantarella[1] n’était point un Jean-Marie Farina d’espèce ordinaire ; il avait son brevet, mais un brevet de duc, et s’appelait Riario-Sforza, un très galant homme de petit vieillard, sachant par cœur Dante, Pétrarque et Rossini, ne dédaignant pas les coulisses de l’Opéra et terminant volontiers au foyer de la danse une soirée commencée chez le nonce. J’avais alors vingt ans, et connaître la recette d’un poison historique était bien le moindre de mes soucis. Que de fois n’ai-je pas regretté depuis cette négligence ; penser qu’on pourrait tenir un secret digne d’intéresser la science, et se voir réduit aux conjectures, errer, tâtonner d’après la glose quand la vérité s’offrait à vous comme la fleur bleue du conte de Novalis, et qu’il vous en eût si peu coûté pour la cueillir !

« Au XVIe siècle, écrit M. Ch. Flandin, on connaissait l’oxyde d’arsenic ou acide arsénieux, et, de plus même, on savait préparer

  1. C’est le nom de la mixture tallsmanique. Pourquoi ce mot, qui se traduit en français par celui de chanterelle, et semblerait, quand on y pense, être la racine, d’une expression cynique, mais pittoresque, fort usitée en langage de police correctionnelle ?