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revirement et conclut par ces mots : « Je t’en prie, mon cher Francesco, fais de ton mieux pour la cantatrice que je te recommande ; Barbara se rend à Modène, et celle-là m’occupe bien autrement que l’empereur ! » Politique d’amateur désappointé ! Macaulay, parlant des contemporains de Machiavel, s’écrie : « Ces gens-là seraient capables de rire d’Othello et de reporter sur Iago toutes leurs sympathies. » Rien de plus vrai et de plus saisissant que cette remarque, surtout quand on l’applique à l’auteur du Prince, car ce prince n’est qu’un Iago. Du héros, il n’a que l’apparence, ne connaît que la fourberie et l’astuce, et se sert du poison et du poignard mieux que de l’épée. L’influence que de pareils êtres peuvent exercer ne prouve qu’une chose, la lâcheté des hommes. Au lieu de les mettre en jugement et de les envoyer à la potence, on se laisse opprimer par eux. Et dire que cet exemple ne devait pas être le dernier, et qu’on a pu le voir se renouveler de nos jours !

Qu’un homme d’action dans ses erreurs ou dans ses crimes invoque la passion pour circonstance atténuante, le penseur n’a point même excuse, et c’est tout simplement sa propre dépravation qu’il étale, lorsque, grave et de sens rassis, il vient nous prêcher l’admiration d’un César Borgia et de son gouvernement : autant vaudrait faire l’éloge de la peste, de la famine et de l’inondation. Méchans sophismes contre les droits du genre humain, paradoxes à fournir des armes à tous les déclassés de la politique, et dont la valeur humoristique né relèvera jamais l’infamie, car ce qui est faux finit par déplaire, et l’homme a en lui un principe de droiture qu’on ne choque pas impunément. « Ruse et hypocrisie priment courage. — On tient ses sermens, on les rompt selon les temps et l’avantage qu’on y trouve. — En morale absolue, la vertu vaut peut-être mieux que le vice ; en réalité, elle nuit à qui la pratique. — Quand tous en usent avec nous sans foi ni loi, pourquoi vouloir seul agir honnêtement ? — Gagne le peuple par des fêtes, les grands par des présens, ne menace point, tue. »

Voilà Machiavel et voilà César Borgia ; le Prince[1], l’homme qui tient la Romagne sous un joug de fer, passe pour un grand

  1. Il est vrai qu’autre part, oubliant son apologie cynique du despotisme et se montant la tête pour l’idéal républicain, le même bel esprit florentin écrit dans son discours sur Tite-Live : « Si un seul homme est capable de régler un état, l’état ainsi réglé durera peu de temps ; il faut qu’un seul homme continue à en supporter tout le fardeau. Il n’en est point ainsi quand la garde en est confiée au grand nombre et que le grand nombre est chargé de sa conduite. » Fiez-vous donc ensuite à Napoléon, qui disait : « Tacite raconte des romans, Machiavel fait de l’histoire ! » Richelieu, qui s’y connaissait un peu, lui aussi, a d’ailleurs admirablement défini cette politique étroite et tyrannique, « qui n’est praticable que dans les petites provinces où tous les sujets sont sous la main de celui qu’ils doivent craindre. »