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inévitable et que lord Palmerston, l’adversaire acharné de l’influence française en Espagne comme partout ailleurs, allait remplacer lord Aberdeen au foreign office.

Le dénoûment préparé par sir Henry Bulwer se dessinait de plus en plus. C’est au mois de février 1846 que le prince Léopold avait fait son voyage d’Espagne, recueillant des marques de sympathie, profitant de l’impopularité du Bourbon de Naples ; c’est au mois de mai que le ministère espagnol, d’accord avec les reines, adresse au duc régnant de Saxe-Cobourg, par l’entremise du roi de Portugal, un message à l’effet de négocier le mariage du prince Léopold avec la reine Isabelle. Qui donc a fait envoyer ce message ? Le représentant de lord Aberdeen, sir Henry Bulwer. Et par qui cette grave nouvelle est-elle communiquée à M. Guizot ? Par lord Aberdeen en personne. Lord Aberdeen est le plus loyal des hommes, il souffre d’être en butte à un soupçon de duplicité, il dit expressément à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France : « Je suis très mécontent de la conduite de Bulwer, et je me déclare prêt à faire ce que M. Guizot jugera convenable pour constater que je n’y suis pour rien, et que dans toute cette affaire mes actes ont été d’accord avec le langage que je vous ai toujours tenu. »

Sir Henry Bulwer, blâmé par lord Aberdeen, lui offre sa démission ; n’allez pas croire cependant qu’il abandonne la fiévreuse partie où il est engagé. L’habile homme sait bien, et l’Espagne politique sait avec lui qu’il ne tardera point à reprendre son poste. Les jours du ministère Peel sont comptés. Le 25 juin 1846, le cabinet tory, qui a lui-même si hardiment et si noblement préparé sa chute par ses grandes réformes économiques, est mis en minorité sur une question toute différente par la coalition prévue des whigs et des tories. Il s’agissait d’un bill relatif aux désordres d’Irlande. Les whigs qui, dans la réforme des lois commerciales, avaient fait le triomphe de sir Robert Peel en servant leur propre cause, ne pouvaient lui rester unis plus longtemps ; l’alliance n’avait eu lieu que sur un point, et, ce point gagné, chacun reprenait son poste de combat. Quant aux tories, irrités de la conduite de leur ancien chef, ils attendaient et saisirent ardemment la première occasion de châtier d’une façon éclatante ce qu’ils appelaient la trahison de sir Robert Peel. Quatre jours après, le 29 juin, sir Robert, dans un admirable discours, expliquant sa conduite et rendant hommage aux sentimens élevés qui avaient pu animer même ses plus violens adversaires, annonçait que la reine avait accepté la démission du cabinet, et chargé lord John Russel de former une nouvelle administration[1]. Lord Palmerston prenait la place de lord Aberdeen.

  1. Nous n’avons pas à raconter cette séance, l’une des plus nobles que présente l’histoire de la tribune anglaise au XIXe siècle. Ce serait sortir de notre sujet. Nous ne pouvons toutefois nous résigner à n’en faire qu’une mention rapide sans signaler au moins la grandeur émouvante de la scène et l’héroïque sublimité du rôle de Robert Peel. Ce grand homme d’état, accablé d’outrages par ses amis de la veille, abandonné par ses alliés d’un jour, qui avait prévu tout cela, qui avait préparé sa chute en ne songeant qu’au bien du pays, et qui sort du ministère sans plainte, sans amertume, sans orgueil, sans esprit de vengeance, rendant justice à tous et disant que cette issue de la crise est peut-être ce qui convient le mieux à l’honneur des principes comme à l’intérêt du pays, est certainement un type de beauté morale unique dans les annales parlementaires. On dirait une de ces tragédies qui élèvent l’âme par l’admiration, sans aucune trace de vertu déclamatoire. Ceux qui voudraient un récit complet de la séance du 25 juin 1846 le trouveront dans les belles études que M. Guizot a consacrées à Robert Peel. Le tableau est digne du sujet et de celui qui l’a signé. Voyez, dans la Revue du 1er août 1896, Sir Robert Peel, par M. Guizot.