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depuis leur mésaventure avec Alvarez, ont appris à être prudens. Encore eût-il été plus logique que le caporal désignât simplement deux soldats pour m’accompagner, au lieu d’engager d’un coup toutes ses forces disponibles et de rester seul, comme il fit, à la garde du poste. Mais quoi ! on ne songe pas à tout. Déjà mes gardes s’étaient mis en marche et me conduisaient, haut le pas, par la grande rue, à travers la foule des femmes et des enfans qui s’amassaient sur les portes et m’accueillaient au passage de mille épithètes sonores et peu flatteuses.

Jusque-là pourtant, l’incident m’avait peu ému : à tout prendre, le caporal n’avait fait que son devoir en m’arrêtant ; je n’avais pas voulu discuter avec lui, mais devant ses chefs je n’aurais point de peine à me justifier. J’alléguerais l’ignorance absolue où j’étais que La Guardia eût conservé une telle importance militaire ; je déclinerais mon titre inoffensif de littérateur en voyage ; je montrerais à l’appui mon passeport visé, paraphé, timbré moyennant finances par le consul d’Espagne à Bordeaux. En tout cela, je comptais sans mon hôte, c’est le gouverneur que je veux dire. Un terrible homme en vérité, ce don Antonino Garcia Galan, lieutenant-colonel du régiment de Tolède ; brusque, maussade, à cheval sur le règlement, dur aux touristes et aux archéologues. Je crois le voir encore avec ses sourcils froncés, sa grosse taille portée en avant, dans toute sa personne cet air d’autorité dont certaines gens se couvrent comme de bonnes raisons. Il parlait sec et regardait de haut. Bref, ni mes explications, ni mon passeport, ni ma mine, rien n’eut le don de lui plaire. Aidé par un jeune officier qui se trouvait là et qui prenait pitié de ma peine, je lui traduisis de mon mieux les notes bien innocentes que j’avais prises sur mon carnet ; je lui offris d’envoyer chercher à mes frais dans la ville de Logroño, où ils étaient restés, mes papiers et mes bagages qui lui permettraient de constater mon identité : le tout en vain. Don Antonino était de ces sourds qui ne veulent rien entendre. « Eh quoi ! j’avais osé violer la consigne, pénétrer sans sa permission dans la zone militaire, étudier les fortifications d’une place de guerre comme La Guardia ! — il avait pour parler de cette bicoque, défendue par un bataillon et quatre pans de mur qu’on renverserait d’un coup de pied, une façon d’enfler la voix des plus divertissantes, — une pareille audace méritait châtiment. D’ailleurs j’étais Français, autant dire suspect ; sans doute je voyageais au compte du parti carliste : qui sait même si la France, elle aussi, ne nourrissait pas quelques intentions secrètes contre l’Espagne ! — Et comme j’avais un geste d’étonnement : — La chose s’était déjà vue, poursuivait-il d’un ton sentencieux, on ne pouvait prendre trop de précautions. Après tout, mes explications lui semblaient bien peu naturelles : se déranger,