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« Les hommes de lettres n’ont donc jamais compté que sur leurs talens et sur leurs efforts pour gagner leur vie et acquérir une réputation; ils ont toujours parlé une autre langue, ils ont eu d’autres sentimens, d’autres mœurs, un autre but, ils se sont inspirés d’une autre littérature (la littérature française, qui cependant passe de mode), ils se sont séparés graduellement des hommes politiques, la scission est devenue si complète qu’ils forment une classe à part dans toute l’Allemagne et qu’ils ne sont plus depuis longtemps soumis à d’autre influence que l’opinion générale de leur propre corporation. Sous ce rapport, ils ont créé une véritable république des lettres en Allemagne. Elle ne comprenait d’abord qu’une petite partie de ce vaste territoire, tout au plus la Saxe, la Prusse et le Hanovre, avec les petits états d’alentour; à mesure que s’étendaient l’enseignement protestant, les idées philosophiques et les universités libérales, les limites de cet empire idéal s’éloignaient en même temps.

« La Suisse allemande s’y est jointe, puis le Danemark et une partie de la Pologne; plus tard le roi de Bavière, en établissant des gymnases et une académie sur le modèle allemand, et en appelant à son aide les protestans du nord, l’empereur Alexandre en attirant les professeurs allemands dans ses universités, ont presque annexé la Bavière et la Russie à cette ligue littéraire. Ainsi, sans bruit et presque sans attirer l’attention, de Berne à Saint-Pétersbourg, de Munich à Copenhague, une république s’est formée, à travers tous les gouvernemens, grands ou petits, indépendante de tous, dont l’activité embrasse toutes les branches de la littérature, dont la grandeur garantit contre toute oppression le mérite individuel. En définitive, la puissance accumulée qu’elle exerce sur l’opinion pu- blique est telle que rien de ce qui tombe sous son influence ne lui résistera.

« Je puis vous montrer par des exemples combien ce système est efficace, à quel point les hommes de lettres sont séparés d’opinion et de sentiment des autres classes de la société. Lorsque vous parlez à un individu quelconque de la patrie, vous vous apercevez qu’il entend par ce mot le district particulier dans lequel il est né, la Prusse, la Hesse ou tout autre ; l’affection qu’il porte à ce coin de terre est même aussi exclusive, aussi véhémente chez lui que chez John Bull ou chez un véritable Américain. Causez avec un homme de lettres, vous verrez au contraire que la patrie est pour lui l’Allemagne et les territoires voisins où le savoir allemand et les idées philosophiques se sont répandus. Prenez un homme d’état ou un militaire de la Prusse, du Hanovre, de la Hesse, il aura horreur de s’expatrier, de quitter son drapeau; mais un professeur ou un recteur