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châaka, au cri d’alarme du tero-tero. Il s’élève majestueusement après avoir battu le sol de ses larges ailes en allongeant le cou avec des allures de grand vautour. L’éveil est alors donné; tout ce monde ailé s’agite, se dispose au départ, s’éloigne d’un pas lent perché sur ses hautes échasses, ou nageant rapidement vers le centre de la lagune jusqu’à ce qu’au bruit des coups de fusil la fuite devienne générale. Des bandes de quarante ou cinquante flamans, d’autant de cygnes, d’oies, d’innombrables canards, des cigognes et des ibis, s’envolent alors pêle-mêle, emplissant l’air de leurs cris, l’obscurcissant ou tamisant les rayons du soleil à travers leur plumage coloré. Dans la plaine du sud, ces animaux ne sont pas les seuls à fuir devant le voyageur : l’autruche, le cerf, plus loin le guanaque, sont réunis aussi par groupes autour des lagunes, où l’on ne trouve jamais les autres habitans de la pampa, tapis dans leur obscurité, la grosse perdrix, l’agouti, le lièvre des pampas, les diverses espèces de tatous aux armatures impénétrables, gros comme des chiens dans le nord et comme de petits hérissons dans le sud, descendans dégénérés des grands glyptodontes antédiluviens. Enfin, dans les parties les plus désertes, cachés dans les touffes épaisses du gynerium argenteum, le jaguar, le puma, félin au pelage de lion, aux allures du tigre, le tapir, le renard, le pécari et enfin les chiens, ces déclassés, qui par abandon ou indiscipline sont retournés à l’état sauvage et devenus contre l’homme l’allié des fauves, faisant en cela ce que fait le gaucho après un crime ou un malheur immérité ou irréparable : sa première pensée est de fuir au désert et, de s’allier à l’Indien pour se venger d’une civilisation où il n’a plus sa place.

Tels sont les seuls êtres que le voyageur puisse rencontrer dans la pampa en dehors de l’Indien, qui, lui non plus, ne s’éloigne pas des lagunes et trace sa route de l’une à l’autre. Toujours invisible, n’ignorant rien de ce qui se passe à la portée de sa vue très étendue, il a cependant, par ses allées et venues, frayé des chemins sous le pied de son cheval du nord au sud et de l’est à l’ouest : le sol mobile de la pampa qu’il habite se prêterait mal à servir d’assises à une route; l’Indien, seul intéressé à en tracer, ne lui de- mande qu’une fermeté suffisante pour porter son cheval. Ce chemin étroit se nomme dans le langage local rastrillada, proprement la traînée d’un râteau; il faut prendre soin de ne pas s’en écarter, non-seulement parce qu’il aboutit aux seuls points où l’homme et son cheval puissent trouver ce qui leur, est nécessaire, mais parce que de chaque côté existent le plus souvent des terrains mobiles et fangeux qui ensevelissent facilement cheval et cavalier : ce sont les guadales. Combien de fois, dans des opérations militaires, courant à la poursuite des Indiens, une colonne entière n’a-t-elle pas