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au Châtelet de Paris, devant un magistrat qui lui faisait subir un long interrogatoire à la requête du sieur Edme Gauthier, marchand de vin. Fréron, alors âgé de trente-cinq ans, était déjà membre des académies d’Angers, de Montauban et de Nancy ; il venait de fonder l’Année littéraire ; il habitait dans la rue de Seine un appartement somptueux, où il avait dépensé pour plus de 30,000 livres en dorures. Que réclamait Edme Gauthier ? 54 livres 12 sous, prix de quelques paniers de vin fournis en 1746 pour un repas de baptême où Fréron avait été parrain. L’enfant baptisé ce jour-là était celui de la propre sœur de l’illustre critique. Ce procès burlesque, qui avait fait du bruit parmi les gens de lettres, excita la verve de quelques contemporains. L’abbé de La Porte raconte qu’un nommé F. Olivier, lequel écrivait volontiers pour les cabaretiers, et dont la littérature se ressentait des lieux où fréquentait l’auteur, rédigea un mémoire très piquant et fort ingénieux pour Edme Gauthier contre Fréron. « Cet écrivain, » dit l’abbé, qui connaissait bien Fréron, dont il avait été pendant tant d’années le collaborateur, « cet écrivain fut prié de tenir l’enfant de sa sœur sur les fonts de baptême. Il fit venir du cabaret, à crédit, le vin du repas qui devait suivre la cérémonie. Il en but trop, selon sa coutume, s’enivra, injuria les convives et se brouilla avec l’accouchée, prétendant que c’était à elle de payer le vin. Le marchand ne veut connaître que celui qui l’a fait venir et en exige le paiement[1]. » voilà la version du cabaretier, la voilà telle que l’a reproduite l’abbé de La Porte d’après le mémoire de J. Olivier, six ans après l’audience du Châtelet, quatorze ans depuis le commencement de la guerre.

Voici maintenant ce que répondait Fréron. Il reconnaissait avoir tenu avec la demoiselle Gauthier, femme du cabaretier, sur les fonts de baptême de la paroisse Saint-André-des-Arts, au mois de mars 1744, l’enfant du sieur Duché, son beau-frère, et de sa sœur, Il demeurait alors chez ce beau-frère, rue Christine, tout près de la rue Dauphine, où était l’échoppe de Gauthier. Il est même mis à la charge de Fréron d’avoir reçu deux bouteilles pour essai, d’y avoir goûté et trouvé le vin bon. A l’audience, le gazetier ne se souvient plus de rien ; il se borne à répandre qu’étant en pension chez son beau-frère « il a bu du vin sans savoir par qui le sieur Duché se le faisait fournir. » Mais un point sur lequel le commissaire-enquesteur du Châtelet insiste avec complaisance est celui-ci. Pourquoi Fréron écrivait-il au cabaretier, il y a deux mois : « Je suis fâché que vous soyez la dupe de mon beau-frère et de ma sœur ; si j’avais à me louer d’eux, je paierais encore cette dette. » Qu’est-ce à dire ? C’est donc parce que Fréron croit avoir à se plaindre des

  1. L’Observateur littéraire, 1760, I, 177.