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motif soit ensuite ce qu’il voudra, le musicien ne s’en occupe guère. Il prend au hasard ce qui se présente : autant s’offrent à lui de mélodies, autant il en saisit, quitte à les lâcher toutes, excepté une qui se trouve très souvent être la plus banale et la seule par là capable de bien répondre à son intention. J’ai noté ainsi dans la seconde partie du Déluge, un des ouvrages les mieux réussis de M. Saint-Saëns, le plus remarquable assurément de ses oratorios sous le rapport de l’orchestration, j’ai noté, dis-je, une phrase échappée de la partition de la Fille Angot et si obsédante que je me suis demandé s’il n’y aurait pas moyen de lui donner la volée comme au corbeau de l’arche, en la priant de ne pas revenir. On n’échappe point à la loi des milieux. Deux influences également contagieuses règnent sur notre époque musicale : il y a la fièvre de l’opérette et la folie de l’orchestre. Tous en sont atteints; mais, Dieu merci, tous n’en meurent pas, plusieurs même en vivent et fort habilement, corrigeant un mal par l’autre. Le bon public, qui veut être amusé, leur crie : « Passez-moi la mélodie, et je vous passerai la symphonie. » La mélodie! cette chose qu’on méprise et qui plaît tant au petit monde, où la trouver? Jadis c’était sur le Pont-Neuf, aujourd’hui on va faire un tour aux Folies-Dramatiques, Qu’importe que ce soit du Lecocq ou de l’Hervé, que cela vienne de la Fille Angot ou du Petit-Faust, pourvu que cela chante et se trémousse, l’artiste n’est pas responsable du mauvais goût de la foule, et quand vous réclamez de lui cette drogue en renom, il va chez le marchand du coin plutôt que de la composer, ce qui serait en désaccord avec sa conscience.

J’imagine que tel doit être le cas de M. Saint-Saëns ; dans certains épisodes de son opéra, celui qui nous représente la loge de la Fiammetta par exemple, cette musique facile, coulante, toute en surface, déroge aux habitudes de l’écrivain, c’est de la négligence voulue. Quelques-uns ont attribué ces lacunes à des variations de style que la simple question de temps expliquerait; chacun sait en effet les nombreuses transformations par lesquelles a passé cet ouvrage écrit depuis environ dix ans et toujours ballotté entre l’Opéra-Comique et le Théâtre-Lyrique. Néanmoins, si j’avais à me prononcer sur ces disparates d’autant plus étranges chez un musicien si haut monté en conviction, j’en accuserais d’abord le poème. La meilleure manière de réussir à traiter son sujet c’est d’y croire ; comment croire aux hallucinations d’un cauchemar, peindre au sérieux des ombres chinoises et leur donner couleur de vérité? Le Scaramouche d’une pièce de Tieck s’écrie à propos de la scène du spectacle dans Hamlet: «Avouez pourtant que voilà qui est bizarre; nous sommes, nous, les spectateurs, et j’aperçois sur le théâtre d’autres spectateurs pour lesquels on joue aussi la comédie ! » Cela ressemble en effet à ces boules d’ivoire enchevêtrées les unes dans les autres, une première se creuse pour en contenir une seconde, laquelle en renferme