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de littérature, les Lettres sur quelques écrits de ce temps, Voltaire mande au comte d’Argental : « Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à Desfontaines ? Pourquoi souffrir Raffiat après Cartouche ? Est-ce que Bicêtre est plein[1] ? » Il semblerait que Fréron eût osé adresser quelque critique au grand écrivain. Le cas ne serait point pendable, mais il n’en est rien. Fréron, qui déjà n’avait pas trouvé de son goût Denys le tyran, « avait déchiré d’un bout à l’autre » l’Aristomène de Marmontel. Or Marmontel était le protégé de Voltaire, un disciple du maître. Ainsi, non-seulement Fréron avait succédé à Desfontaines, il n’admirait pas suffisamment le génie dramatique de Marmontel. C’étaient là, aux yeux de Voltaire, deux crimes irrémissibles, quoiqu’au fond il fût sans doute du même avis que le critique.

Mais si Fréron s’attaquait à Voltaire, au dieu lui-même, et non plus à ses saints ? Il l’osa. Le tome VIe des Lettres sur quelques écrits de ce temps[2], de 1752, s’ouvre par ce portrait :


« S’il y avait parmi nous, monsieur, un auteur qui aimât passionnément la gloire, et qui se trompât souvent sur les moyens de l’acquérir ; sublime dans quelques-uns de ses écrits, rampant dans toutes ses démarches ; quelquefois heureux à peindre les grandes passions, toujours occupé de petites ; qui sans cesse recommandât l’union et l’égalité entre les gens de lettres, et qui, ambitionnant la souveraineté du Parnasse, ne souffrît pas plus que le turc qu’aucun de ses frères partageât son trône ; dont la plume ne respirât que la candeur et la probité, et qui sans cesse tendît des pièges à la bonne foi ; qui changeât de dogme selon les temps et les lieux, indépendant à Londres, catholique à Paris, dévot en Austrasie, tolérant en Allemagne : si, dis-je, la patrie avait produit un écrivain de ce caractère, je suis persuadé qu’en faveur de ses talens on ferait grâce aux travers de son esprit et aux vices de son cœur. »


Tout le monde reconnut Voltaire. Certes, ce portrait est un des plus fins, des plus vrais et des plus littéraires que l’on connaisse. Il y a beaucoup d’art et un très grand bonheur dans le choix et la place des mots de cette longue période, si légère d’allure. Toutes les épigrammes sont finement aiguisées et portent comme des traits lancés d’une main assurée. L’ironie, délicate et enjouée, fait peu de cruelles blessures ; elle en fait pourtant quelques-unes, il faut en convenir, mais si discrètement ! Ceux qui ne connaissent pas Fréron, ou, ce qui revient au même, ne le jugent que sur la

  1. Correspondance générale, 24 Juillet 1749.
  2. L’article est consacré aux Mémoires sur la vie de mademoiselle de Lenclos, par Bret. Cet article de Fréron me parait un petit chef-d’œuvre, très bien fait pour donner une idée juste de la nature de son talent, d’une ironie fine et aimable.