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étudiait au noviciat de la rue du Pot-de-Fer. Depuis il avait grandi et oublié son rudiment. L’étrange manie qu’avaient les gens de vouloir refaire le catéchisme ! Il y a un peu d’ahurissement dans l’attitude de Fréron devant Diderot, D’Alembert et les autres encyclopédistes. Il en convient lui-même : « Je vois évidemment, écrivait Fréron dès 1760, qu’une nouvelle manière de penser et d’exister s’est emparée de toutes les têtes françaises, et que les idées que j’ai eues jusqu’à présent sont d’une absurdité à me faire regarder comme un imbécile, un ostrogoth, un être digne de mépris, ou tout au moins de commisération[1]. » C’est bien cela, et Fréron ne savait pas si bien dire ; mais voilà précisément ce qui le fâchait.

A l’égard des encyclopédistes et des philosophes, sa critique est des plus simples : il les trouve obscurs et ne peut les entendre. Il laisse le fond de leurs écrits et ne s’attache qu’à la forme ; mais l’ordonnance et l’économie du discours lui paraissent aussi incompréhensibles que la matière. Contraint de plier son esprit à ce dur labeur, il semble qu’on le voit et l’entend soupirer, poser et reprendre le livre, lire, relire vingt fois la même phrase sans pouvoir s’en tirer, et finalement s’endormir sur quelque in-folio de l’Encyclopédie. Le réveil est terrible : c’est celui d’un magister qui se sent pris en faute devant ses écoliers et qui à tort et à travers distribue des pensums et des punitions. Prenons, par exemple, le discours de réception de D’Alembert à l’Académie française. Le philosophe avait remarqué, à propos de Descartes et de Newton, si éloquens lorsqu’ils parlent de Dieu, du temps et de l’espace, que « ce qui nous élève l’esprit ou l’âme est la matière propre de l’éloquence. » L’ancien régent de collège se réveille ici et croit se retrouver sur son terrain : il s’agit de définir l’éloquence. Fréron objecte à D’Alembert que « le propre de l’éloquence est non pas d’élever l’esprit ou l’âme, mais de persuader et de toucher, de convaincre l’esprit et d’émouvoir le cœur. Que ne s’en tient-on, continue-t-il, aux anciennes définitions de l’éloquence, qui sont très bonnes, sans en aller chercher de neuves qui ne sont pas justes ! » voilà ce que c’est que d’avoir conservé ses cahiers de rhétorique ! Dans cet article, comme en son compte-rendu des Pensées sur l’interprétation de la nature, de Diderot, Fréron ne manque pas de reprocher au philosophe « un peu d’entortillage et d’obscurité. » La faute en est surtout à l’étude de la philosophie, qui commence à prévaloir sur la belle littérature. Or « l’amour de la philosophie poussé à l’excès, répétait le critique, nuit aux beaux-arts et au bon goût. » Qui se trompe de Fréron ou des philosophes ? D’Alembert voit une cause d’élévation pour l’âme humaine dans « le contraste entre le peu

  1. L’Année littéraire, 1760, III.