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— Il y prend plaisir, je le sais, et moi, j’aime tant en parler avec lui. Il me comprend mieux que personne. Lorsque nous sommes ensemble, il rajeunit, et moi, il me semble que j’ai son âge et sa sagesse.

Le regard de Frank disait éloquemment qu’il ne partageait pas cette opinion. Si elle s’était regardée dans ses yeux, Jane se fût vue jeune et belle.

Le reste du repas s’acheva au milieu de récits de voyages, d’anecdotes sur les incidens de la route et de plans pour l’excursion projetée.

Frank parla peu, il était évidemment préoccupé et ne semblait s’intéresser à la conversation qu’en écoutant notre compagne. Vis-à-vis de lui, elle fut constamment la même, amicale, simple, naturelle, mais insouciante, en apparence au moins, de l’impression qu’elle produisait et qui n’était que trop visible pour moi.

Le repas terminé, Jane nous quitta. Je restai avec Frank à fumer un cigare sur la vérandah. Je le connaissais depuis plusieurs années. Des circonstances particulières nous avaient rapprochés, et j’avais été à même d’apprécier sa nature franche, loyale et courageuse. né aux îles, d’un père anglais et d’une mère américaine, son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées au milieu des travaux de la campagne, sur cette ferme créée par son père. Ce dernier avait rendu à Kaméhaméha Ier des services importans. Frappé du génie de ce conquérant, il s’était dévoué à sa mission civilisatrice et avait reçu en récompense des terres considérables qu’il avait mises en culture. Aimé, estimé des Kanaques, dont il parlait admirablement la langue, Frank, son fils, occupait parmi eux la place et le rang d’un chef. Resté seul de plusieurs enfans, ayant perdu sa mère depuis peu d’années, il était le bras droit de son père, l’orgueil et la joie de sa vieillesse. Frank avait pour lui les égards et la tendresse d’un fils dévoué. Je ne lui connaissais d’autre défaut qu’une sorte de mélancolie que j’attribuais à son genre de vie solitaire et à l’absence de compagnons de son âge et de sa race. Les visiteurs étaient rares à la ferme, et des semaines s’écoulaient sans qu’un voyageur en franchît le seuil.

— Venez avec nous, Frank, nous passerons ainsi quelques jours de plus ensemble. Jane vous l’a demandé, et je me joins à elle.

— J’en ai grande envie, mais… est-ce bien prudent ?

— Quel danger courez-vous ?

— Vous le savez bien, et ce secret, qui n’en est plus un pour vous, est-il bien nécessaire de vous en faire l’aveu ? J’ai peur d’aimer Jane, peur d’être un jouet entre ses mains. Non que je la croie coquette, reprit-il avec animation ; je la connais depuis longtemps et je l’ai étudiée sans la comprendre. Étant enfant, elle a passé