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— Ami, dit Frank en me tendant la main, Kimo a raison. La lave nous entoure, et si elle n’atteint pas le sommet du tertre, ce qui n’est qu’une question de temps, nous n’en périrons pas moins de soif et de faim dans cette fournaise ardente. Quand les secours viendront, s’ils viennent, car on ignore où nous sommes, il sera trop tard. Il est dur de mourir au moment où la vie semblait pouvoir être si belle ; mais il reste une dernière chance, bien faible, bien incertaine. Je vais la tenter. Je vous confie Jane. Si je meurs, ajouta-t-il, dites-lui que je l’aimais.

Si bas qu’il eût parlé, Jane l’avait entendu. — Tu m’aimes, dit-elle, et son visage s’éclaira d’un sourire radieux. Sache donc à cette heure solennelle que moi aussi je t’aime et depuis des années, que j’ai juré de n’être qu’à toi. J’espérais que ce serait vivante. Ne me quitte pas, nous mourrons du moins ensemble. Je t’aime. — Elle s’inclina vers Frank, qui déposa sur son front son premier, peut-être son dernier baiser.

— Je puis vivre ou mourir maintenant, comme il plaira à Dieu, dit-il. Courage, ma bien-aimée Jane, ma femme ! Si tu ne me revois plus, garde-moi ton amour et ta foi. La mort n’est rien quand on est aimé.

Jane comprit que sa résolution était prise. — Adieu, lui dit-elle, toi qui es tout pour moi. Nous nous retrouverons bientôt pour toujours.

Frank m’entraîna rapidement vers la lave. Les secousses avaient cessé avec l’éruption. Le torrent de feu entourait complètement l’îlot. Il montait lentement autour de nous, minant le sol, dévorant comme une paille les arbustes qu’il entraînait. Une fumée intense ne nous permettait pas d’en deviner la largeur et nous cachait l’autre bord du ravin dont il emplissait le lit. Des pandanus coupés par le pied s’abattaient lourdement et disparaissaient, consumés en quelques secondes. Frank s’arrêta au pied d’un cocotier gigantesque. Il était impossible d’avancer plus loin. La chaleur intense nous brûlait les yeux et nous desséchait le gosier. Encore quelques instans, et l’arbre chancelant allait tomber.

— Qu’allez-vous faire, Frank?

— Tout tenter pour la sauver. Vous voyez cet arbre, c’est mon dernier espoir. Il va s’abattre, lui aussi, sur ce torrent que je crois profond, mais étroit. Je veux essayer de le franchir. C’est l’enfer à traverser en une seconde. Si je réussis, si je puis retrouver un de nos chevaux, gagner Éva, je vous amènerai des secours. Si je succombe, je ne devancerai que de peu la mort inévitable qui nous attend ici. Je ne puis pourtant pas, s’écria-t-il avec désespoir, la laisser périr sans un effort.

J’essayai vainement de le dissuader. Il ne m’écoutait pas. L’œil fixé sur le torrent, il le regardait monter. L’arbre oscilla.