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du succès général que vous avez eu ici. Au reste, vous avez plus d’orgueil que de vanité, comme nous avons dit. »

Ceci le prouve assez, Ticknor était resté Américain, malgré la fréquentation de tant de personnages exotiques. S’il eût eu moins de force de caractère, s’il eût été moins frappé de l’empreinte nationale, n’est-ce point un Français qu’il serait devenu, malgré ses préventions primitives, plutôt qu’un Allemand, qu’un Espagnol ou qu’un Anglais ? Ce qu’on a cité de sa correspondance et de ses mémoires ne porte-t-il pas le cachet de cette légèreté d’expression que l’on nous reproche, de cette précision de pensée que nous aimons à nous attribuer et que lui-même ne nous contestait pas !

Revenir de Liverpool à New-York en trente-sept jours était en 1819 une traversée rapide. Ticknor eut ce petit bonheur. Cependant, en vue des côtes d’Amérique, le vent devint contraire; le voyage menaçait de se prolonger : notre jeune passager profita d’un bateau-pilote qui rentrait à New-Bedford. Quoique sa bourse fût vide, il se fit conduire dans le meilleur hôtel de la ville, demanda quel était le plus riche habitant de l’endroit et s’en fut droit, avec l’imperturbable confiance de son âge, lui emprunter ce dont il avait besoin. Ainsi pourvu, il loua une chaise de poste, partit le soir même, voyagea toute la nuit et rentra sous le toit paternel, en sa chère cité de Boston, dans la matinée du 6 juin 1819. Tandis qu’il parcourait l’Europe, il avait eu la douleur d’apprendre la mort de sa mère. Il lui restait son père, un homme fortement trempé, aux conseils duquel il était redevable, suivant toute apparence, d’avoir vu le monde si jeune avec tant de profit. « Le principal objet de votre excursion, écrivait Elisha Ticknor à son fils peu de jours après le départ de celui-ci, est d’acquérir un savoir solide dans les sciences, dans les arts et dans les belles-lettres, d’apprendre à connaître les hommes et à les dépeindre sur le papier avec assez d’exactitude et d’impartialité pour qu’on vous lise avec plaisir. Vous devez aussi, par ce que vous verrez, apprendre à disposer de votre fortune avec économie, de façon à vivre honnêtement d’une fortune médiocre. Vous n’avez pas quitté votre pays natal dans le seul dessein de voir des vallées et des montagnes, mais bien pour devenir meilleur et plus sage, pour vous rendre utile à vous-même, à vos amis, à votre patrie. » Plus tard il lui disait encore : « N’écrivez pas beaucoup de lettres, mais mettez-y votre meilleur style, des opinions sobres, honnêtes, sans exagération. » Enfin, lorsqu’il était question de son retour : « Nous avons consenti à cette séparation pour votre bien, pour votre bonheur et pour le bien public. Personne ne désire autant que nous voir, embrasser son fils et jouir de sa société; mais nous sentons qu’il faut faire des sacrifices auxquels nous n’avions pas d’abord songé. Vous voyez, mon fils, que je suis assez explicite