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qui leur devaient être utiles dans l’exercice d’une profession ou pour lesquelles ils se sentaient un goût déterminé. Ticknor et Edward Everett, avec l’expérience qu’ils avaient acquise tous deux à Gœttingue, déploraient cette fâcheuse organisation. Ils auraient voulu la réformer; mais comment mettre en branle un cénacle de professeurs attachés à la routine qu’ils avaient toujours suivie, et un bureau de commissaires élus à qui les questions d’enseignement étaient étrangères? Les deux amis, secondés par quelques gens instruits, proposaient de diviser l’université en sections, comme elle l’est aujourd’hui, c’est-à-dire d’y instituer une académie pour l’enseignement des humanités, et des facultés de théologie, de droit, de sciences, dont les cours ne seraient pas tous confondus. Ce projet de réforme était prématuré sans doute, puisqu’il ne réussit pas. Ticknor se dégoûta peu à peu d’être professeur en de telles conditions. Il donna sa démission et eut pour successeur le poète Longfellow, qui venait aussi de compléter son éducation en Europe.

Au surplus, les années lui avaient apporté les douleurs et les joies de la famille. Sa mère était morte lorsqu’il était encore en Angleterre; son père peu de mois après son retour. Il s’était marié; il avait eu plusieurs enfans et il en avait perdu. La vie de Boston ne manquait pas d’attraits pour lui, car dans cette ville, dont la prospérité s’accroissait sans cesse, il comptait de nombreux amis. Son patrimoine lui permettait une existence indépendante. Il ne se laissait pas oublier des gens qu’il avait connus en Europe et que les hasards de la vie amenaient quelquefois dans le Nouveau-Monde. Ainsi il avait la satisfaction de recevoir chez lui, en 1824, le général Lafayette, qu’il avait vu à Paris et à Lagrange. Il voyageait d’ailleurs autant que les devoirs du professorat le lui permettaient. Il retournait voir Madison dans sa retraite de Montpellier et Jefferson à Monticello. Ce dernier, vieillard de quatre-vingt-deux ans, lui montrait son dictionnaire grec, usé à force d’être feuilleté, en lui disant : « Quand je ne pourrai plus lire ni monter à cheval, j’aime mieux m’en aller. » Un séjour de plusieurs semaines à Washington lui faisait goûter à nouveau les douceurs de la vie mondaine : «C’est une ville très curieuse, écrit-il à son ami l’historien Prescott, toute différente de ce que l’on voit dans les autres pays du monde. Les habitans, depuis le président (c’était alors John Quincy Adams jusqu’au plus humble citoyen, mènent une vie fatigante. Leur affaire est de recevoir les étrangers, et ils s’en acquittent chacun selon ses moyens, mais toujours d’une façon pénible. Le président donne un dîner chaque semaine à trente ou quarante personnes, dans une salle très froide, au mois de janvier. Il m’a invité : je n’y suis pas allé. J’ai assisté cependant à un dîner d’une douzaine de couverts en l’honneur de Lafayette. Le vieux général s’y est montré