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vous pouvez tirer dans la loterie des hommes, à l’attachement d’un homme qui a quelques vertus, d’un homme qu’autrefois vous avez aimé, que longtemps vous avez cru aimer. » Si le pauvre Godwin avait eu la connaissance la plus élémentaire du cœur humain, il n’aurait certainement pas employé ce dernier et dangereux argument; en pareille matière, rien n’est plus maladroit que de se prévaloir du passé. Bon ou mauvais, la veuve récalcitrante préféra tirer elle-même son billet de loterie, et ce n’était pas le nom de Godwin qui se trouvait écrit dessus, mais bien celui de M. Gisborne qu’elle épousa. Godwin avait annoncé qu’il ne chercherait pas dans le suicide une consolation à sa mésaventure, il tint parole et même au-delà. Un soir qu’il était assis à son balcon, il entendit une voix de femme s’écrier : « Est-il possible que ce soit l’immortel Godwin que j’aperçois! » La personne qui tenait ce langage était une veuve, Mme Clairmont, déjà pourvue de deux enfans et sans fortune. « L’immortel » Godwin avala l’hameçon : nulle flatterie n’était trop grossière pour lui. Au bout de l’année, il se trouvait l’époux soumis d’une dame acariâtre qui ne devait pas plus cesser de l’admirer que de le quereller. C’était à cette fin prosaïque qu’avaient abouti son éloquence et ses poursuites acharnées; mais au moins son amour-propre était sauf : il n’avait eu qu’à se laisser voir pour triompher.


III.

Les amis de Godwin à cette époque étaient devenus très nombreux. Le plus illustre était certainement Coleridge et le plus aimable Charles Lamb. Le premier était déjà l’auteur de cette étrange et sauvage légende du Vieux matelot, que l’Angleterre sait par cœur. Il errait autour des lacs du Westmoreland, célébrés par Wordsworth, et s’occupait à faire connaître aux Anglais la poésie et la métaphysique allemandes sans avoir pu jamais réussir à laisser de lui-même une idée nette, sans avoir donné la mesure de son rare mais incomplet génie. Les lettres qu’il écrivait à Godwin sont intéressantes, car elles ajoutent quelques traits à cette physionomie originale et difficile à saisir dans son ensemble. Peut-être ne s’est-il nulle part mieux peint que dans les lignes suivantes : « Le punch après le vin m’a grisé la nuit dernière; ce n’est pas que j’aie la tête lourde, ni qu’en vous quittant je me sois senti malade ou chancelant; non, c’est parce que l’ébriété produit, et produit toujours sur moi un effet déplaisant : elle me fait parler de la façon la plus extravagante. Or, comme, lorsque je n’ai rien pris, je parle déjà d’une façon assez extravagante pour faire croire que je suis gris, il arrive que la question de savoir quand je suis ou quand je ne suis pas