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forteresse que ses troupes bloquent depuis six mois. Ce que demandaient les plénipotentiaires de Cettinie était un pays de tout temps contesté, sur lequel le Monténégro peut faire valoir des droits historiques, un pays tout entier soulevé contre la Turquie et occupé par les Monténégrins; c’était beaucoup pour la lilliputienne principauté, c’était peu pour le vaste empire ottoman. Il est difficile de croire que ce soit pour Niksich que la Porte risque une guerre qui lui peut coûter la Bulgarie et la Bosnie, la Thessalie et la Crète, la Géorgie turque et l’Arménie. C’est par principe, pour le maintien de sa dignité, que la Porte refuse d’obtempérer aux exigences du knèze de Cettinie. La Porte est dans son droit, mais pour un état comme pour un particulier, dans les transactions extérieures comme dans la politique intérieure, il n’est pas toujours bon de s’en tenir obstinément à son droit et de se faire un devoir de ne pas s’en départir. Dans les joutes diplomatiques comme dans les luttes de partis, l’opportunisme a ses avantages, l’intransigeance ses périls. La cession d’une parcelle de territoire est d’autant plus facile à la Turquie que son empire ne repose que sur la conquête ; l’abandon d’une ou deux villes turques ne saurait être comparé à ces sanglantes mutilations nationales auxquelles la force seule peut soumettre un peuple homogène.

La Turquie eût été sage en cédant au péril au lieu de jouer avec lui; mais le Turc a son amour-propre national, le musulman son fanatisme religieux. Il y a des hommes qui pensent, qui sentent, qui parlent à Stamboul, il y a une opinion à Constantinople, et par ce temps de révolution où les softas détrônent les sultans, le chef des croyans est obligé de compter avec l’opinion. Pour aider le sultan à triompher des préventions musulmanes, l’apparition d’une flotte européenne dans la mer de Marmara n’eût pas été de trop. Par malheur, s’il y a une opinion publique à Stamboul, il y en a une aussi à Moscou. Si la première ne permettait aucune concession de la Turquie pour acheter la paix, la seconde défendait au tsar de désarmer sans avoir obtenu quelques garanties pour les chrétiens du Balkan. Nous vivons dans un temps ou tsar et padichah sont obligés de tenir compte du vent qui souffle dans leurs états, et, pour n’avoir point encore de parlement, l’autocrate de Russie ne fait pas moins de cas du sentiment de ses sujets que le premier empereur constitutionnel des Ottomans.

L’on dit souvent : Il fallait donner aux Turcs le temps d’accomplir les réformes exigées d’eux; il fallait, avant de les exécuter comme un débiteur insolvable, leur accorder un délai, un sursis. La Porte ne réclamait qu’un an, deux ans, trois ans au plus pour exécuter ses plans de réforme et renouveler l’empire. En vérité, ce n’était