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pas beaucoup exiger pour une entière transformation, et aucune chrysalide n’eût accompli en moins de temps une telle métamorphose. Le malheur est que ce délai, ce répit d’un an ou deux, si court pour la tâche à remplir, était bien long pour les chrétiens, las de toujours attendre, bien long pour la Russie, qui devait l’arme au bras regarder les Turcs à l’œuvre. L’on ne fait volontiers crédit qu’aux débiteurs qui font preuve de ressources ou de bonne volonté. Or, chaque fois qu’il s’est agi de remplir ses engagemens vis-à-vis des chrétiens et de l’Europe, la Porte s’est toujours montrée infidèle à ses promesses ou impuissante à les remplir. « Le hatti-houmaîoun de 1856, écrivait jadis le prince Gortchakof, est une traite qui a perdu toute sa valeur pour n’avoir pas été acquittée[1]. » Comment s’assurer qu’à l’avenir la Porte fera plus d’honneur à sa signature? Abandonnés à eux-mêmes, les Turcs, depuis Mahmoud, n’ont jamais rien corrigé, rien réformé, et le peu qu’ils ont tenté a plutôt tourné au dommage qu’au profit des chrétiens. La guerre de Crimée a donné à la Porte un sursis de vingt ans : on sait ce qu’a accompli la Russie durant cette période. Qu’a fait la Turquie de ces vingt années de grâce? Les promesses de la paix de Paris, le hatti-houmaïoun et les firmans d’Abdul-Medjid sont là; où sont les réformes, où sont les améliorations? La mauvaise administration a persisté, le joug des chrétiens est seulement devenu plus pesant avec les progrès de la centralisation; les taxes se sont alourdies et les dilapidations financières élargies, avec les emprunts avancés à l’incurie ottomane par la naïve générosité des capitalistes anglais ou français. La Porte a installé en Europe, au milieu de ses paisibles sujets de Bulgarie, des bandes de pillards circassiens, et l’Europe n’a rien dit. Les massacres de Syrie sont survenus; j’ai vu, sur les croupes de l’Anti-Liban, des villages de 500 habitans où il ne restait plus que des femmes, les hommes ayant été systématiquement mis à mort. L’Europe a pacifié le Liban et poursuivi l’expérience sans abréger d’un jour le long délai accordé à la Porte. La Crète s’est soulevée, réclamant son annexion à la Grèce, et l’Occident, en prêtant à la Turquie ses capitaux, lui a fourni les moyens de réduire les Candiotes révoltés. En vérité, l’on ne peut dire que depuis la guerre de Crimée l’Europe ait manqué de patience, manqué de longanimité vis-à-vis de la Porte. La France et l’Angleterre ont dépensé 3 milliards et sacrifié 100,000 hommes sur les plateaux arides de la Crimée pour laisser à la Turquie la liberté d’accomplir elle-même ses réformes. Elles lui ont annuellement prêté des centaines de millions pour l’aider dans son travail de régénération : qui

  1. Dépêche de juin 1860.