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et 1829 il a fallu aux Russes deux campagnes et bien des fautes de leurs ennemis pour forcer le large fossé du Danube et l’épais rempart du Balkan. Ils se remémorent le long siège de Silistrie en 1854, et aiment à répéter que, pour repousser l’agression russe, la Porte n’avait nul besoin de la France et de l’Angleterre, qu’elle se fût aisément passée de l’Aima et de Sébastopol. Mieux équipés, mieux préparés qu’en 1828 et en 1854, en sécurité du côté de la mer, les Turcs se persuadent que, couverts par le Danube et appuyés au Balkan, ils peuvent dans le quadrilatère de la Bulgarie orientale soutenir longtemps une guerre défensive contre un ennemi mieux pourvu d’hommes que d’argent. On s’est dit à Constantinople qu’en cas de défaite l’on pourrait toujours, grâce à la médiation des puissances, obtenir la paix à des conditions presque aussi douces qu’en obéissant aux injonctions de la diplomatie, et cela avec plus d’honneur, avec plus de respect de la part de l’Europe, avec plus de sécurité pour l’avenir.

L’événement montrera dans quelques mois ce qu’il y a de fondé dans les calculs de la Porte. En fait, la Turquie risque beaucoup en Europe comme en Asie, elle peut perdre plusieurs de ses plus riches provinces ; elle n’a pas encore cependant à lutter pour son existence, comme elle le prétend dans sa réponse au protocole. Personne en ce moment ne songe à détruire l’empire ottoman, ni même à rejeter les Turcs en Asie. Les projets de la Russie sont moins vastes, moins inquiétans pour l’avenir. Victorieux ou vaincu, le Turc restera longtemps encore, selon le mot prêté à M. de Metternich, le sublime-portier du Bosphore. Ce qui est en jeu dans la guerre actuelle, c’est le sort des provinces du Danube et de la Save, peut-être aussi de la presqu’île du Pinde. Les Russes engagent la lutte au nom du droit des peuples, au nom de la liberté contre l’esprit d’oppression et l’héritage de la conquête; peut-on espérer que cette campagne n’entraînera pas les défenseurs des opprimés à des conquêtes? Ce ne serait pas la première fois depuis 1814 et 1815 qu’une guerre, entreprise au nom de l’affranchissement des peuples, tournât à leur asservissement; c’est à la Russie de montrer sa sincérité et par là de reconquérir les sympathies que lui vient d’aliéner sa brusque entrée en guerre. Rien, on doit le reconnaître, n’autorise à douter de sa bonne foi, si ce n’est la difficulté de toujours rester maître de sa politique, de toujours résister aux entraînemens de la lutte et à l’enivrement de la victoire qui emporte les peuples et les gouvernemens au-delà de leurs desseins prémédités. « Si je suis contraint d’entrer en Bulgarie, j’en saurai bien sortir, » a dit le tsar à l’ambassadeur d’Italie. La sécurité de l’Europe et l’honneur de la Russie l’exigeront; par malheur, il est souvent