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annonçaient le sage misanthrope, et je l’eusse reconnu, si, même avant de le voir, je l’eusse rencontré dans la rue. En aucun cas, il ne me serait arrivé avec lui ce qui m’était arrivé avec Schelling. » Tel était à l’extérieur Arthur Schopenhauer, et les portraits que nous avons de lui répondent à la description qu’en fait ici M. Frauenstædt[1]. Un autre de ses biographes, M. Gwinner, nous dit également : « Son œil avait un tel feu, une telle beauté spirituelle, qu’il étonnait involontairement... Son visage était phosphorescent d’esprit (phosphorescirte von Geîst). Se taisait-il, on croyait voir Beethoven; parlait-il, on croyait entendre Voltaire. »

Ce personnage si original, ce penseur si vigoureux avait cependant été, sinon complètement méconnu[2], comme il le disait, du moins très négligé et relégué au second plan. L’un de ses premiers disciples, Dorguth, l’avait pour cette raison surnommé « le Gaspard Hauser de la philosophie, » et lui-même aimait à se figurer qu’on avait ourdi contre lui la conspiration du silence; c’est ce qu’il appelait die Taktik des Secretirens ou des Ignorirens. Conspiration ou non, toujours est-il que, dans les universités et dans le monde, il était peu connu. Dorguth et Frauenstædt, telles furent ses premières « trompettes, » c’est son expression. Frauenstædt surtout, le jeune étudiant enthousiaste que nous avons cité, est celui qui contribua le plus, par ses Lettres sur la philosophie de Schopenhauer (1854), à répandre le nom du philosophe. Il fut pour lui ce que Reinhold avait été pour Kant. Une fois déclaré, le succès fut rapide, et passa même à l’état de mode et de vogue. Les femmes s’en mêlèrent, car c’était une philosophie qui parlait beaucoup à l’imagination. Il y avait du mystérieux et du romanesque. D’ailleurs on ne peut contester aujourd’hui que l’on ait affaire, dans Schopenhauer, à une tête puissante. « J’ai appris au monde, disait-il de lui-même (il ne péchait pas précisément par excès de modestie), j’ai appris au monde mainte chose qu’il n’oubliera jamais. » L’avenir décidera de cette prophétie ; quant au moment présent, il serait impossible de méconnaître l’influence de notre penseur. Mais, dans cet écrivain, l’originalité personnelle s’unit tellement à l’originalité philosophique qu’on nous permettra d’insister, après quelques critiques,

  1. Voyez le portrait qui est en tête de la biographie de M. Gwinner (A. Schopenhauer aus persönlichem Umgange dargestellt, Leipzig 1862). Ce portrait est la reproduction du portrait peint qui existe dans la salle à manger de l’Hôtel d’Angleterre, à Francfort, où Schopenhauer prenait ses repas.
  2. Il ne faut pas en effet exagérer le silence prétendu systématique qui se serait fait autour du nom de Schopenhauer. Nous avons sous les yeux une Histoire de la philosophie d’Ern Reinhold, datée de 1830, et où la philosophie de Schopenhauer est assez longuement analysée. On avait donc fait quelque attention à lui ; seulement ses idées n’étaient pas dans le courant du temps.