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jeta au courant. C’était un homme énergique ; « il fallait, a dit un témoin oculaire, qu’il eût la force et le courage d’un lion pour être encore capable d’un effort après tout ce qu’on lui avait fait souffrir. » Il réussit à se débarrasser de ses liens et se mit à nager pour gagner la Seine, car il avait été précipité dans le canal. Se ruant sur les deux berges, la foule l’accablait de pierres et de briques prises dans un bateau amarré au quai ; le pilote d’un bateau-mouche lui lança une bouée qu’il ne put atteindre ; il était affaibli et ne réussit pas à saisir les pieux de l’estacade ; il était près du bord, un homme lui ouvrit la tête d’un coup de gaffe, un autre lui jeta une brique en plein visage ; le malheureux n’avait plus que des gestes inconsciens, il flottait plutôt qu’il ne nageait ; poussé par le courant, il s’enfonça sous les barques garées à la pointe de l’île Saint-Louis et ne reparut plus. On lui avait arraché sa redingote, dans la poche de laquelle on trouva son portefeuille ; on le visita curieusement, car c’est là sans doute qu’il gardait le secret de ses « trahisons. » On lut des comptes de dépense insignifians et cette pensée, qu’il avait sans doute copiée dans quelque livre de morale religieuse : « Fuyez l’impie, car son haleine tue, mais ne le haïssez pas, car qui sait si déjà Dieu n’a point changé son cœur. » — On raconte que M. de Bismarck, causant avec un journaliste américain, dit : « Les Français sont des Peaux-Rouges. » À quoi faisait-il allusion ? À la mort des généraux Lecomte et Clément Thomas, aux incendies de Paris, au massacre des otages et au supplice de Vincenzini ?

Une population capable de commettre ou même de supporter un tel crime est bien près de n’avoir plus la direction de son libre arbitre et a grand besoin d’être mise en tutelle ; mais les tuteurs n’étaient pas là. Impuissans ou terrifiés, ils laissaient la garde nationale maîtresse de Paris, à la disposition des ambitieux interlopes qui l’exploitaient et qui n’ignoraient pas qu’elle contenait plus de 25,000 repris de justice : c’est le chiffre donné à la commission d’enquête par M. Cresson, préfet de police pendant le siège. Le mercredi 1er  mars, quelques corps de troupes allemandes entrèrent dans Paris. Avec une sérieuse abnégation, l’assemblée nationale, siégeant à Bordeaux, s’était hâtée de voter les préliminaires de la paix ; les Allemands quittèrent donc Paris le 2 mars. Pendant les vingt-quatre heures que dura cette occupation inutile et qui ne fut qu’une mince satisfaction d’amour-propre, la fédération de la garde nationale et le comité central se tinrent cois, ne donnèrent point signe de vie et n’inquiétèrent en rien « l’envahisseur, » auquel on était résolu huit jours auparavant de livrer un combat à mort. Le tour était joué : l’armée sociale était réunie, les canons gardés par elle étaient en lieu sûr, et l’on ne pensait même plus à la motion que le 24 février on avait adoptée à l’unanimité ; on se contenta de saccager