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Arthur Schopenhauer s’était formé, d’après son propre exemple, une théorie assez particulière sur les rapports d’hérédité entre les parens et les enfans. Selon lui, ils tiennent de leur père les qualités morales, et de leur mère les qualités intellectuelles. Il était très entêté dans cette théorie et n’écoutait guère les objections. Quand on lui citait des exemples contraires, il répondait assez cyniquement : Pater semper incertus. Quoi qu’il en soit de cette singulière hypothèse, il paraît qu’elle s’était vérifiée pour lui. Il ressemblait à son père pour le caractère, à sa mère pour l’esprit, et ses deux parens représentaient en quelque sorte les deux principes de son système philosophique : son père, la volonté, et sa mère, l’intelligence. En effet, Johanna Schopenhauer, mère de notre philosophe, était une femme distinguée qui a occupé une place assez brillante et laissé un certain nom dans la littérature de son pays. On a d’elle quelques romans dans le genre de Mme de Souza, des voyages en Angleterre, en Belgique et dans le midi de la France[1], et surtout une monographie, encore estimée, sur le peintre flamand Van-Eyck. Nous la verrons plus tard en relation d’amitié avec Goethe et tous les plus beaux esprits de son temps. Appartenant elle-même à une bonne famille de Dantzig, elle était très jeune lorsqu’elle épousa Floris Schopenhauer, alors âgé de trente-huit ans, et, avec une candeur tout allemande, elle nous apprend que, « si elle était fière de son mari, elle n’avait jamais eu d’amour pour lui, et qu’il n’y avait d’ailleurs aucune prétention. » A peine mariée, et portant déjà dans son sein celui qui devait être Arthur Schopenhauer, elle fit son premier grand voyage, visita l’Allemagne, la Belgique, la France et enfin l’Angleterre, où son mari, dont nous connaissons l’anglomanie, avait décidé de lui faire faire ses couches, afin que son fils, s’il en avait un, naquît citoyen anglais; mais la santé de la jeune femme ne permit pas de réaliser ce projet, et les époux étant revenus dans leur pays natal, Arthur Schopenhauer naquit tout simplement comme ses pères à Dantzig, rue de l’Esprit-Saint, n" 117, le 22 février 1788.

Ainsi le jeune Arthur, avant sa naissance, avait déjà parcouru l’Europe. Son enfance et son adolescence furent également remplies par des voyages, et l’on peut expliquer peut-être par cette éducation le caractère cosmopolite et assez peu patriote de notre philosophe. A l’âge de neuf ans, son père l’envoya au Havre dans la famille d’un de ses correspondans : là il vécut pendant deux années

  1. Ce dernier ouvrage, le seul que nous connaissions de Johanna Schopenhauer, est écrit avec agrément et facilité, mais aussi avec frivolité, et il est très superficiel Rien de moins semblable au talent du fils, et l’on s’explique parfaitement en le lisant le peu de sympathie qui a toujours existé entre eux.