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d’abord d’une manière importante la direction de sa vie. Il avait commencé son éducation commerciale, et il dut remplacer son père dans son comptoir, quoique la carrière du commerce lui fût antipathique. Pendant ce temps, sa mère, impatiente de quitter Hambourg[1] qui lui déplaisait, se hâta de se transporter avec sa fille Adèle dans le centre intellectuel et brillant, qui était alors le Paris de l’Allemagne, à cette cour dont Goethe était le roi, à Weimar enfin, où ses goûts mondains et littéraires devaient trouver une ample satisfaction. C’est ici le lieu de parler des rapports de Schopenhauer et de sa mère, rapports qui n’ont pas été tout à fait ceux que l’on eût pu désirer.

Nous avons vu que Schopenhauer avait pour son père une tendre et respectueuse piété. Il est à regretter qu’il n’ait pas eu pour sa mère des sentimens semblables. De qui sont venus les premiers torts? Il est difficile de le dire. Schopenhauer se plaignait que sa mère ne l’eût jamais aimé. Il se plaignait surtout qu’elle n’eût pas témoigné à la mémoire de son père une suffisante déférence, qu’elle n’eût pas assez senti la douleur de sa perte : reproche qui, vu l’aveu que nous avons recueilli plus haut, ne paraît pas tout à fait invraisemblable, et son empressement à quitter Hambourg pour aller jouir des délices de Weimar ajoute encore quelque poids à cette imputation. Ce qui est probable, c’est qu’il y avait entre la mère et le fils incompatibilité d’humeur : l’une, femme de lettres et femme du monde, passionnée, comme Mme de Staël, pour les succès de salons, aimant à grouper un cercle brillant autour d’elle, et à l’animer par sa conversation, que l’on dit avoir été très brillante, et peut-être un peu prétentieuse; l’autre déjà misanthrope, détestant les fausses convenances et les faux brillans du monde, penseur en dedans, causeur supérieur, mais cynique, aimant par-dessus tout sa liberté, et poussant volontiers la franchise jusqu’à l’insolence : ces deux natures, ces deux esprits se choquaient sans cesse. Le bureau d’esprit que tenait sa mère irritait le philosophe, et l’attitude farouche du jeune homme blessait l’amour-propre de la Corinne allemande. Il est certain que c’était une singulière sollicitude maternelle que celle qui s’exprimait ainsi au sujet du premier ouvrage de son fils : « Ton ouvrage est bon pour un apothicaire. » A quoi le jeune auteur répondait par une prophétie qui s’est réalisée, « qu’on lirait encore son livre quand ceux de sa mère seraient tous oubliés. » — « Et le tien, réplique la Sapho offensée, restera tout entier chez le libraire! » Ce sont là des plaisanteries allemandes ;

  1. Floris Schopenhauer avait transféré la maison de commerce de Dantzig à Hambourg lors du siège de Dantzig.