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de munitions abondantes, étaient à cette heure de véritables forteresses. La partie administrative du gouvernement semblait pleine de quiétude et regardait tous ces préparatifs de défense ou d’attaque comme un enfantillage sans gravité. Le secrétaire-général d’un ministère disait en souriant : « Leur artillerie n’est composée que de lunettes ; leurs canons n’ont pas de percuteurs. — Mais, lui répondit-on, le premier serrurier venu pourra leur en faire. — Bah ! répliqua-t-il, ils n’y penseront pas. » Ils y pensèrent, et la population de Paris commençait à être gravement inquiète d’un état de choses qui entretenait une agitation permanente, prolongeait le chômage, déjà trop prolongé, et menaçait d’aboutir à la guerre civile.

Le comité central ne s’endormait pas, il était décidé à livrer bataille avant de succomber, car il sentait bien que des circonstances exceptionnelles lui avaient mis en main des forces inespérées. Ces forces, il les augmentait sans relâche ; il attirait à lui les soldats isolés appartenant aux corps francs qui avaient battu l’estrade en province pendant la guerre ; il se recrutait ainsi d’un grand nombre d’hommes énergiques et dénués de préjugés, pour qui le temps des troubles est un temps normal. Cependant les journaux raisonnables demandaient, non sans raison, pourquoi l’on ne cherchait pas à rétablir sérieusement l’ordre menacé. Comme en France on excelle à la rhétorique, on appelait la butte Montmartre « le mont Aventin de l’émeute. » Ce souvenir du De viris n’avançait pas les choses, qui semblaient devenir de plus en plus sombres. Les journaux révolutionnaires soutenaient un thème dont l’absurdité ne les choquait pas : « Les canons, ayant été payés à l’aide de cotisations recueillies parmi la population parisienne, appartenaient en droit à celle-ci ; » argumentation baroque qui équivalait à dire que tout le matériel de l’état appartient à la population, parce que le matériel de l’état est payé par la population. Des articles très violens étaient échangés de part et d’autre ; une notable portion des députés harcelaient le gouvernement et le suppliaient d’en finir, coûte que coûte, avec une situation intolérable. Les fédérés ricanaient en disant : « On veut nos canons, eh bien ! qu’on vienne les prendre ! » On dit que vers cette époque M. Saint-Marc Girardin, sollicité par plusieurs de ses collègues de l’assemblée nationale, fit une démarche auprès de son vieil ami M. Thiers, alors chef du gouvernement, afin d’obtenir quelques éclaircissemens sur la conduite que le ministère comptait tenir dans cette circonstance. En sortant de la conférence, qui fut assez longue, M. Saint-Marc Girardin aurait dit à ses amis : « J’ai vu M. Thiers ; il ne sait pas ce qu’il veut, mais il le veut énergiquement. » Nous ignorons si cette parole est vraie, mais elle peint au vif l’espèce d’irritabilité nerveuse et indécise