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V.

Un aperçu de la musique japonaise devrait compléter cette esquisse des beaux-arts; mais si cet art, le plus subjectif de tous, est plus propre qu’aucun autre à indiquer la température morale d’une nation à un jour donné, elle ne nous fait guère connaître sa chaleur spécifique et constante, sa valeur intellectuelle; il manque pour cela un critérium supérieur, un étalon commun à toutes les races. Autant la musique japonaise paraît barbare à nos oreilles, autant la nôtre déchire le tympan asiatique. Les Grecs, autant qu’on en puisse juger, n’avaient pas un système musical supérieur à celui des Sémites, la moins artiste de toutes les races. Il nous serait d’ailleurs impossible d’exposer les principes de la phonologie japonaise sans tomber dans des détails techniques qui nous écarteraient du but de cette étude. Il nous suffira de dire que les intervalles ne sont pas les mêmes que dans notre gamme, et que les instrumens ne donnent pas avec pureté les sons que l’on obtient sur les nôtres. Très peu de personnes parmi les Japonais connaissent la notation ; il faut les chercher parmi les musiciens de la cour, qui jouent seuls la musique sacrée. C’était jadis une charge exercée par des daïmios; elle ne tarda pas à être abolie, et le secret de cet art étrange sera aussi complètement perdu dans quelques années que celui des modes dorien et lydien. Il nous a été donné d’entendre cet orchestre de la cour. Rien ne peut rendre la sensation nerveuse que produit ce long gémissement, comparable à celui d’une foule en larmes, se perpétuant pendant des heures entières avec de très-légères inflexions. Des instrumens à cordes, des flûtes de diverses sortes, des tambours petits et grands, des instrumens à percussion en métal concourent à ce déchirant lamentabile. Dans le peuple, on ne connaît que quelques airs transmis oralement d’une génération à une autre, très rhythmiques, d’un caractère gai, d’une allure vive, mais où l’on chercherait vainement une phrase musicale complète. On a peine à comprendre comment des Japonais peuvent supporter ces accens criards et la voix plus criarde encore des guesha qui s’en accompagnent, pendant toute une longue journée de ripaille. La musique paraît au Japon un art originaire de la Chine, quoique les Japonais s’en attribuent l’invention. Le mythe qu’ils racontent à ce sujet semble même identique à celui des Grecs sur l’invention de la lyre par Apollon : un des guerriers qui accompagnaient Sinmu Tenno (an 665 avant Jésus-Christ), ayant placé six arcs ensemble, eut l’idée d’en frapper les cordes et réussit à en tirer des sons délicieux. De là naquirent le wangong à six cordes, puis