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contre l’émir de Boukhara fut d’avoir, sous prétexte de pèlerinage à La Mecque, envoyé son neveu Mohammed-Jarissak à Calcutta et à Constantinople. Ayant découvert en 1872 qu’un certain Abdul-Haï avait été reçu à Constantinople comme envoyé de l’émir, le gouverneur-général fît de cette mission l’objet d’une correspondance menaçante, et l’émir dut prendre l’engagement formel de s’abstenir désormais de tout rapport direct avec le commandeur des croyans. Malgré ces précautions, les haines religieuses couvent sourdement, et leur intensité se trahit de temps en temps par quelque explosion, comme le soulèvement de la ville de Khodjent en 1872, En 1875, les émissaires des Khokandiens pénétrèrent jusque dans Tashkend, et le bey de Makram séjourna deux jours à Khadjent sans qu’aucun avis fût donné aux Russes. Pour faire courir aux armes une partie de la population, il suffira toujours que la guerre sainte soit prêchée par une voix autorisée. Si les Russes donnent suite aux projets qu’ils paraissent avoir formés d’attribuer au trésor public le revenu des vacoufs, c’est-à-dire des biens affectés à l’entretien des mosquées et des fondations religieuses, et de revendiquer pour l’état la nue propriété des terres en transformant les propriétaires actuels en simples tenanciers, des collisions sanglantes sont inévitables. Les succès rapides et constans que les Russes ont obtenus, malgré l’énorme disproportion des forces engagées, s’expliquent par l’effet que les armes de précision et la nouveelle artillerie produisaient sur des masses indisciplinées et aussi mal armées que possible; mais le courage et l’esprit guerrier de la race turque ne sauraient être mis en doute, et déjà l’insurrection du Khokand, comprimée seulement après plusieurs mois de lutte, a montré quels dangers pourraient résulter de la révolte simultanée de plusieurs provinces. Si l’Angleterre, plus prévoyante, avait fourni aux souverains indépendans du Turkestan des armas et quelques bons instructeurs, elle eût créé à peu de frais un obstacle sérieux aux progrès de la Russie.

La domination russe dans l’Asie centrale a donc ses côtés vulnérables dans le fanatisme religieux des populations qu’un souverain étranger peut soulever et dans l’appui inappréciable que la moindre force disciplinée apporterait à une insurrection. Aussi la Russie prend-elle ses précautions : elle ne songe à s’emparer des biens vacoufs que pour ruiner et faire tomber les institutions religieuses du Turkestan, et se créer un domaine qui lui permette d’introduire dans l’Asie centrale le système de colonisation qui lui a si bien réussi dans l’Oural et dans la Sibérie. Chaque colon, assujetti au service militaire, est un soldat de plus qui se bat non plus seulement pour l’honneur du drapeau, mais pour sa famille et pour sa terre. En même temps, elle appelle à son aide toutes les ressources de la civilisation. Le service télégraphique s’étend déjà jusqu’à