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Vingt jours de marche au plus, en suivant la vallée de l’Attrek et le pied de la chaîne du Kurren-Dag, à travers un pays bien pourvu d’eau et abondant en pâturages et en ressources, conduiraient cette armée à Merv, sans fatigue et sans privations. A Merv, séparée de Boukhara seulement par huit jours de marche, elle trouverait les renforts et le matériel dont le gouverneur-général du Turkestan aurait pu disposer; elle renouvellerait ses approvisionnemens et elle marcherait ensuite sur Hérat en deux divisions par la vallée du Mourghab et par la vallée de l’Hériroud. Hérat pris, la route de l’Inde serait ouverte. Si, dans cette entreprise, la Perse était l’alliée de la Russie, comme cela est à présumer, une partie des forces russes débarquerait à Asterabad, et par Sharoud et.Meshed atteindrait la vallée de l’Hériroud par une route encore plus facile et plus courte. La marche d’une armée russe sur l’Inde ne peut donc plus être considérée comme un pur rêve d’alarmiste. Les deux puissantes rivales sont maintenant assez rapprochées l’une de l’autre pour que, si la guerre venait à éclater entre elles, l’Asie centrale devienne forcément un de leurs champs de bataille, soit que chacune d’elles provoque un soulèvement parmi les vassaux de l’autre, soit qu’elles mettent directement aux prises des forces européennes.

Les hommes d’état de l’Angleterre doivent comprendre aujourd’hui combien le gouvernement anglais a été imprévoyant et malavisé lorsqu’il a rompu en 1838 avec la politique traditionnelle de leur pays en Orient. Avertie par les projets de Napoléon et de Paul Ier, l’Angleterre avait voulu faire de la Perse le boulevard de l’Inde, et au prix d’un subside annuel de 6 millions elle s’était assuré une influence prépondérante à la cour de Téhéran. Non-seulement le subside fut supprimé, mais l’Angleterre contraignit par la force des armes le shah à renoncer à la conquête de Hérat, que les souverains de la Perse avaient toujours considéré comme une dépendance de leur empire. Le rétablissement de la puissance persane ne pouvait avoir aucun inconvénient pour l’Angleterre. Foyer de l’hérésie chiite, la Perse ne pouvait exercer aucune influence dangereuse sur les musulmans de l’Inde, qui sont sunnites : le même antagonisme religieux a toujours rendu précaire la domination de la Perse sur Hérat et sur les tribus turcomanes. La Perse ne pouvait donc pas devenir redoutable, et si elle avait été laissée libre de satisfaire son ambition en rétablissant sa suprématie sur les petits états qui l’avoisinent et sur les tribus turcomanes répandues depuis Merv jusqu’à la mer Caspienne, la Russie n’aurait eu aucun prétexte pour pénétrer dans cette région. En défendant les droits de la Perse, l’Angleterre aurait assuré sa propre sécurité. L’expédition anglaise dans le Golfe-Persique a brisé aux yeux des Asiatiques le prestige de la puissance persane : elle a jeté la Perse humiliée et