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publique; on en employait le revenu annuel à l’achat de quelques livres. C’était un bien médiocre commencement, lorsqu’un ancien habitant de Boston, devenu banquier à Londres, M. Bates, offrit 50,000 dollars, à la seule condition que la ville construirait un édifice convenable. Ce don magnifique fut accepté avec ses conséquences. Ticknor était l’un des curateurs (trustees) auxquels était confié le soin d’organiser le nouvel établissement. M. Bates annonçait en outre l’intention d’envoyer des livres lorsque le moment serait venu de garnir les tablettes de l’édifice projeté. Il était utile de s’entendra avec lui sur ce sujet; il fallait choisir des correspondans dans les principales villes de l’Europe en vue des achats à faire. Ticknor se résolut à passer l’Atlantique une troisième fois; il s’embarqua le 18 juin 1856.

Il avait alors soixante-cinq ans. C’était un vieillard qui allait repasser par les chemins qu’il avait parcourus une première fois dans l’adolescence, une seconde fois dans l’âge mûr. Il avait trop d’expérience pour éprouver des impressions bien vives, trop de mémoire pour s’intéresser beaucoup au spectacle du monde européen, dont les mœurs lui étaient connues; toutefois il revenait avec des amitiés, une réputation littéraire, une situation sociale, qui devaient lui ouvrir toutes les portes. Par malheur, il négligea cette fois de tenir un journal de voyage. Les lettres qu’il adressait à sa famille, à ses amis Prescott et Everett, permettent seules de savoir ce qu’il a vu dans l’ancien monde, ce qu’il y a appris et ce qu’il en a pensé.

Après un court séjour à Londres, il traverse Bruxelles et vient se fixer à Dresde, comme en 1836, pour y passer quelques semaines. Le prince, dont les études sur le Dante avaient conquis toutes ses sympathies, était devenu roi de Saxe. La plupart des personnages qu’il avait fréquentés vingt ans auparavant étaient morts ou partis pour d’autres pays; mais Dresde était toujours une cité hospitalière, les Allemands accueillaient les étrangers avec la même bonhomie, la même affabilité. Berlin était devenu une plus grande ville, Humboldt était encore là, bien vieilli sans doute (il avait quatre-vingt-sept ans), toujours libéral et néanmoins tout-puissant à la cour de Frédéric-Guillaume IV, comme il l’avait été sous le roi précédent. A Milan, on dirait que Ticknor ne s’arrête que juste assez de temps pour admirer Radetzky, qui, bien que nonagénaire, tient d’une main ferme le gouvernement militaire du royaume lombard-vénitien. L’ancien fédéraliste n’a-t-il donc plus un mot de critique à l’adresse des vieux tories, comme il appelait les hommes d’état de la réaction pendant ses voyages précédens? Enfin il est à Rome, il s’y installe pour l’hiver. Rome est toujours la résidence qu’il préfère, le « salon de l’Europe, » suivant l’expression de Mme de Staël qu’il aime à se rappeler.