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Le rêve de Raoul Rigault était d’imiter Hébert ; le rêve de Théophile Ferré était simplement d’imiter Rigault. Entre ces deux êtres, à qui une haine commune servait de point de jonction, l’émulation du mal fut constante. Rigault avait une certaine prestance juvénile et remuante ; chez Ferré, rien de pareil ; c’est un avorton chétif et mal venu, portant une tête trop longue sur un corps trop court. Ses cheveux abondans, sa forte barbe noire, ne rendaient que plus sensible encore l’absence d’équilibre de son individu ; myope aussi, comme son émule et son maître, il avait des yeux noirs assez doux, un peu extatiques, semblables à ceux des aliénés théomanes, indice curieux à constater chez un homme qui fut le type de l’inquisiteur forcené, tel que le représentent les drames moyen âge ; son visage eût été assez régulier, s’il n’eût été enlaidi et vraiment difforme par un nez démesuré, crochu, qui donnait à toute sa physionomie l’apparence d’un vautour inquiet. Il n’ignorait pas sa laideur, et celle-ci fut pour beaucoup dans sa violence préméditée ; un document écrit par lui le 8 octobre 1862, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, et qui fut trouvé à son domicile, ne laisse aucun doute à cet égard et mérite d’être cité tout entier :

« Inconvéniens d’une petite taille et des ridicules : J’ai le malheur d’avoir un nez passablement long ; personne ne s’imaginera jamais combien jusqu’à présent il m’a occasionné de désagrément ; mais il faut dire aussi que ma petite taille, la croissance de mes moustaches, y ont un peu contribué. Dans la rue, on se retourne pour bien m’observer, on sourit, les gamins se moquent de moi et me donnent des sobriquets. Aux écoles où j’ai été, j’ai toujours eu des surnoms, tels que : Fée carabosse, Maréchal nez. Quelquefois je ne supportais pas ces interpellations, alors une querelle surgissait, qui finissait par quelques horions donnés et reçus des deux côtés. Je suis aussi, chez mes parens, la risée des personnes qui viennent les voir ; chez mon patron, mon physique n’étant pas favorable, on ne peut s’imaginer que je vaille quelque chose ; ne représentant pas, on se figure que je suis sans capacité aucune. Lorsque je suis en société avec des personnes instruites, de crainte de faire des fautes de langage, je deviens timide, je ne puis parler ; alors je bredouille, ce qui n’est pas un bon moyen de prouver mon intelligence. Outre cela, je suis mal vêtu, ce qui me donne l’air emprunté et gauche ; je suis orgueilleux ; alors je me redresse et j’ai tout à fait l’air d’une caricature. Enfin, pour finir, j’ai des pensées fort au-dessus d’un jeune homme de mon âge ; je veux paraître sérieux et sévère, et tout cela ne cadre pas avec ma figure de Polichinelle. Allons, pauvre ami, sois fort, dédaigne les mauvaises paroles qu’on te dira ; aie du cœur et de l’énergie, tu parviendras, et personne n’aura rien à te réclamer. Il existe un proverbe à Paris où il est dit :