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Je les retrouvais partout : à l’ombre des bouchures (baies) où les bergères chantaient en filant au fuseau, dans les ballades où la vielle et la cornemuse jouaient encore le bal poitevin et les bourrées limousines. Le soir, quand les pastoures bûchaient pour arauder leurs ouailles éparses dans les prés, les fuyantes vocalises de cette mélopée si bien en harmonie avec la tombée du soir se répétaient à chaque coin de la vallée ; il me semblait alors que les temps primitifs se réveillaient et que, trois mille ans auparavant, les bergères celtes avaient dû se servir de ce même chant pour rappeler leurs troupeaux.

C’est là en effet un des précieux enchantemens de la poésie populaire; quand on la rencontre, on croit ressaisir le fil de l’antique tradition nationale, on se sent en sympathique communication avec ses plus lointains ancêtres. En face de ces monumens de l’histoire populaire, — contes, superstitions, coutumes, chansons, — on est ému comme si on était mis brusquement en présence d’un trisaïeul inconnu dans les traits duquel on retrouverait des airs de famille. On se sent rattaché au terroir de sa province par des racines nouvelles et plus profondes. C’est qu’on a tout à coup entendu sourdre sous le sol le grand courant de poésie primitive, qui est en quelque sorte le fonds commun de la race et qui s’est conservé plus vivace en pleins champs et en plein air.

La vie rustique est imprégnée de cette poésie élémentaire. Le paysan, qui est sans cesse en communication directe avec le sol, la porte inconsciemment avec lui. Elle se révèle dans tous les actes de son existence; dans ses chants, dans ses croyances, ses proverbes, ses mots de tous les jours. Quand on étudie attentivement la langue campagnarde, on est tout étonné d’y découvrir à chaque instant des images saisissantes et colorées. S’il vente frais, le paysan vous dit que l’air est gai ; si la chaleur est lourde et le ciel couvert, le temps est malade. A-t-on jamais peint la physionomie capricieuse et perfide des jours d’avril avec plus de bonheur que dans ce proverbe rustique :

Il n’est si joli mois d’avril
Qui n’ait son chapeau de grésil.

En Touraine, les femmes qui ont reçu une donation par contrat de mariage disent que leur mari « leur a payé leur jeunesse. » Nul poète mieux que le paysan n’est prompt à personnifier les objets inanimés. — Ces terres ne rendent rien, me répétait un jour un laboureur; on a beau les fumer, elles ne sont pas reconnaissantes. — Une autre fois un braconnier, voulant, dans un récit de chasse, me décrire la physionomie du terrain où il chassait et l’état de la température,