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Ruault, qui avait été au secret, n’était connu d’aucun des prisonniers parmi lesquels on venait de le jeter brusquement ; il se tint coi et ne souffla mot. Braquond appelait de plus belle. Les surveillans qui, pendant toute cette journée, suivirent l’impulsion donnée par Braquond et désobéirent résolument au brigadier officiel dont ils se méfiaient avec raison, imitant leur chef, qu’ils avaient compris, arpentaient la prison : — Ruault ! Ruault ! — Nul ne répondait. — Eh bien ! et ce Ruault ? dit Ferré avec impatience à Braquond, qui revenait en prenant une mine piteuse. — On ne peut pas le trouver, vous entendez bien que tout le monde l’appelle. — Ferré entra en fureur, frappa sur la table, dit : — vous êtes tous des Versaillais, tous des mouchards : si vous n’amenez pas Ruault à l’instant, je vous fais fusiller. — Braquond fut admirable de sang-froid : — Ça ne vous avancera pas à grand’chose de me faire fusiller. Permettez-moi de vous dire, citoyen délégué, que vous ne savez pas votre métier. Nous vous obéissons parce que nous le devons ; mais vous nous faites chercher un détenu qui n’est plus au dépôt depuis longtemps, et c’est pour cela que nous ne pouvons pas le découvrir. — Comment ? reprit Ferré, Ruault n’est plus ici, où est-il donc ? — Je n’en sais rien, répondit Braquond, mais nous allons le savoir. — Prenant le registre, il se mit à le manier avec la dextérité rapide d’un homme accoutumé aux recherches d’écrou et, indiquant le no 2,609, il fit lire à Ferré : « Ruault, Gilbert, inculpé d’avoir colporté des chansons bonapartistes, arrêté le 19 avril, transféré à la Santé le 18 mai par ordre d’Edmond Levrault. » Ferré ne remarqua ni la différence des noms de baptême, ni celle des dates de l’arrestation, ni celle du numéro d’écrou ; il pesta contre son chef de division. Braquond avait été bien servi par sa mémoire, et il venait de sauver un innocent.

Ferré recommença à fureter dans le registre, tout en disant à Braquond, d’un ton fort radouci, comme un homme qui se sent dans son tort : — Eh bien, puisque Ruault n’est plus ici, — que le diable emporte Levrault ! — allez me chercher Michel. — Braquond demanda simplement : — Lequel ? — Ferré devint blême, il crut que l’on se moquait de lui ; il piétinait de colère. Braquond lui dit, avec cette tranquillité des vieux soldats qui finissent par ne plus s’émouvoir de rien : — Mais oui, citoyen, lequel ? tout le monde se nomme Michel, nous en avons peut-être une demi-douzaine ici. Dites-moi quel Michel vous voulez, j’irai l’appeler. — Sous prétexte d’aider aux recherches, Braquond parvint encore à les rendre plus lentes et plus confuses. Feuilletant le registre d’écrou, il indiquait à Ferré : « Michel, Louis-Pierre, gardien de la paix ; Michel, Jules-Alfred, vidangeur ; Michel, Xavier, employé ; Michel, Henri-Louis,