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autres n’aient que la conscience de leur talent. Encourager la grande peinture et décourager la petite, là est le devoir de l’état. C’est parfois l’injustice qui est la justice.


I

Par le style, par la grandeur austère de l’impression, par la magistrale simplicité de l’exécution, la Glaneuse, de M. Jules Breton, mérite peut-être la place d’honneur entre toutes les œuvres de grande peinture exposées au Salon de 1877. C’est la fin d’une journée de travail. Le soleil disparaît à l’horizon, éclairant de reflets d’une pourpre dorée les contours vaporeux des nuages qui s’amoncellent dans le ciel. Au loin, perdus dans la pénombre crépusculaire, deux femmes se courbent sur les sillons pour ramasser quelques épis tombés des gerbes de blé qui sont dressées d’espace en espace. Dans ce paysage sévère, empreint d’un calme souverain et d’un caractère poussinesque, s’encadre la figure principale. Vêtue d’une chemise de toile bise, qui découvre l’attache puissante du col et laisse à nu les bras à partir du deltoïde, d’une courte jupe d’un noir verdâtre, lustrée par le temps, et d’un tablier bleu relevé à la ceinture, la glaneuse marche vers le spectateur, le corps de face, la tête légèrement tournée à droite. Elle porte avec aisance sur son épaule, accoutumée aux lourds fardeaux, une épaisse gerbe de blé. Sa main gauche s’appuie à la hanche. Le bras droit se détache du corps, s’avance et se replie de l’avant-bras, dans un merveilleux raccourci, afin que la main Vienne soutenir l’extrémité de la gerbe. Les pieds nus posent fermement à terre sans souci des aspérités du sol et des rudes tiges des épis fauchés. La tête de la glaneuse, admirablement proportionnée, est petite. Des mèches rebelles de cheveux noirs et drus courent sur son front bas. Les maxillaires s’accusent sous la peau, le nez se modèle par de larges méplats, le menton est accentué avec fermeté. Tout trahit la force et l’énergie. Des yeux noirs et brillans, qui respirent la franchise, éclairent ce visage bruni par le soleil et hâlé par le grand air.

Cette œuvre capitale prouve jusqu’où les vrais artistes poussent la puissance subjective. M. Jules Breton n’a ni copié, ni cherché la beauté plastique en peignant cette paysanne. Et pourtant il a trouvé cette beauté parce qu’il l’avait en lui et qu’il l’a imprimée inconsciemment sur ce corps et sur ce visage. Où un peintre qui n’a que le don d’objectivité nous aurait montré une vulgaire paysanne, tout aussi conventionnelle au point de vue absolu que la Glaneuse, M. Breton nous a montré la paysanne dans son caractère général. Il a vu le prototype de l’espèce à travers l’individu. Certes nous n’avons jamais rencontré de paysanne semblable à la Glaneuse,