Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et cependant jamais paysanne ne nous a donné une impression si vive et si pénétrante de la paysanne. Par une admirable alliance du réel et de l’idéal, cette fille des champs est bien une glaneuse, mais elle pourrait être aussi la personnification de la moisson. C’est une Cérès moderne. Un Grec de la grande époque, ressuscité par miracle, qui aurait à peindre aujourd’hui la Démèter χθόνια (chthonia), — déesse du sol, — la concevrait ainsi. Il ne s’aviserait pas de faire une froide allégorie à péplos rouge et à couronne d’épis. Aussi la Glaneuse de M. Jules Breton est-elle une œuvre plus classique dans le sens sérieux du mot que la plupart des Vierges en porcelaine et des Vénus en baudruche du Salon de cette année. « Le classique, disait Goethe, c’est le sain. »

Dans une grande figure de femme, qui est moins un portrait qu’une étude, M. George Becker, l’auteur de la Respha, montre aussi un don de subjectivité des plus rares. Il a peint, non point une femme dans son individualité particulière, mais la femme dans un de ses types généraux. Elle est debout, de face, vêtue d’une robe blanche largement décolletée des bras et de la poitrine, et elle tient dans ses mains, qui s’entre-croisent au-dessous de la ceinture, une écharpe de soie jaune pâle. A ses pieds s’étend un tapis rose, et derrière elle tombent les plis d’un grand rideau vert d’eau glacé de bleu. Le costume ni le décor n’appartiennent à aucune époque, et le ton mat et un peu éteint du visage ne trahit aucune nationalité ; mais cette femme ne serait un anachronisme en aucun temps, dans aucune contrée elle ne serait dépaysée. Ictinus l’eût remarquée dans la théorie des Panathénées et lui eût demandé de poser pour une des canéphores de l’Erechtheïon. César, qui était, comme on sait, « le mari de toutes les femmes, » eût mis à ses pieds une de ces centaines de mille sesterces que lui avaient rapportées ses pillages dans les Gaules. Un pacha contemporain ferait d’elle sa sultane favorite, et à Paris, à une première représentation, à un retour de course, à un bal officiel, on ne pourrait qu’admirer sa beauté majestueuse et sereine, son allure lourde de statue et l’impassibilité marmoréenne de son visage. Après avoir vanté l’effet très grand de la figure de M. Becker, qu’on a d’ailleurs fort mal placée au Salon, il faut louer la belle et originale coloration, le puissant relief de la poitrine, qui palpite au bord du corsage, le ferme modelé et le jeu souple des bras, et l’élégance des mains, encore que ces mains ne soient pas celles d’une petite maîtresse.

Bien qu’ils diffèrent par la manière et par les procédés, il y a une certaine analogie entre M. Jules Breton, M. Becker et M. Feyen-Perrin. Celui-ci est encore un artiste doué de la subjectivité, c’est-à-dire, en meilleur français, un créateur. Il a une perception très personnelle et très poétique de la nature. La Parisienne à Cancale,