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fenêtres, barricadant les portes, crénelant les murailles, ont transformée en une forteresse, s’élève au troisième plan, à quelques mètres de la passerelle, dont elle commande le débouché. Déjà le passage a été tenté, car des cadavres de chasseurs jonchent les marches de l’escalier. Les survivans ne perdent pas courage. Une vingtaine de chasseurs, perdus au deuxième plan dans la fumée, engagent une furieuse fusillade contre les défenseurs de la maison. Au premier plan, embusqués derrière un wagon à bestiaux, quatre autres chasseurs font le coup de feu. L’un d’eux, un clairon, le genou à terre, le corps assis sur le talon, le coude appuyé sur la cuisse gauche, épaule son arme et vise avec un soin qui témoigne sa bonne envie de ne pas perdre sa poudre. Près de ces soldats, un homme d’équipe, qui a ramassé un fusil, prend une cartouche de la main d’un chasseur. Il sait sans l’avoir appris le chargement du chassepot. Celui-là est bien sûr d’être fusillé s’il est fait prisonnier ; mais c’est un vieux soldat, un vétéran de Crimée et d’Italie. On ne l’aura pas aisément vivant, et si par aventure il était pris, il ne « bouderait » pas devant le peloton d’exécution. A moitié défilé par un train de marchandises garé, un bataillon du 77e de ligne arrive au pas gymnastique, avec un entrain, un mouvement, une furia superbes. Le commandant, monté sur le marchepied d’un fourgon, lorgne au loin les mouvemens des renforts ennemis que lui fait remarquer le chef de gare, tandis qu’un capitaine qui s’est avancé hardiment dans l’intervalle découvert, entre le train de marchandises et le wagon derrière lequel sont embusqués les chasseurs, montre du doigt aux « pantalons rouges » le périlleux passage qu’il faut franchir. Sur la terre calcinée par la chaleur gisent les blessés et les cadavres au milieu des rails brisés, des sacs et des fusils abandonnés. La fusillade éclate partout en petites taches blanches rayées de feu ; les balles égratignent les façades des maisons, brisent les planches des persiennes, tordent le fer des balustrades ; une grêle de projectiles s’abat sur le sol, faisant jaillir les grains de sable. C’est un ardent combat au grand soleil d’août, dans l’atmosphère embrasée des coups de feu. Un vrai temps de bataille, où il fait bon se battre, où le soleil est trop brillant pour qu’on pense à mourir. La maison qui vomit la mort est toute rose, et les pantalons et les képis rouges de la ligne achèvent de donner à ce tableau une chaude coloration. En ne montrant pas un seul Prussien, M. de Neuville a pour ainsi dire dégagé la philosophie de cette guerre où nos soldats, frappés de loin, des haies, des bois, des barricades, des épaulemens, tombaient le plus souvent sans avoir vu l’ennemi. Devant cette belle toile, d’une si vivante composition, d’un si héroïque effet, devant ce tableau d’une exécution si large, si libre, si enlevée, devant cette œuvre qui sent la poudre et qui éclate comme une fanfare