Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/668

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

particuliers, on ne doit pas oublier que l’antique histoire de Rome, — les Grandes Annales, — avait été détruite dans l’incendie de la ville par les Gaulois, et que, pour rétablir cette histoire, on fut sans doute obligé de recourir aux archives privées que quelques familles avaient mises en sûreté dans le Capitole demeuré intact. Ainsi les mensonges de la vanité reçurent une sorte de consécration officielle. Pour recomposer leurs vieilles annales, les Romains avaient dû faire, après l’incendie, ce qu’on fit à Paris après le désastre de la commune, alors qu’on rétablit, à l’aide de documens particuliers, les registres publics de l’état civil. Cicéron se plaint comme Tite-Live, et de plus montre clairement comment se faisaient ces mensonges : « On y trouve des faits qui ne sont point arrivés, des triomphes imaginaires, des consulats dont on a grossi le nombre, de fausses généalogies. On y anoblit des plébéiens en coulant des hommes d’une origine obscure dans une famille illustre qui porte le même nom ; comme si je me disais issu de M. Tullius, qui était patricien, et qui fut consul dix ans après l’expulsion des rois. » Chose assez plaisante, Cicéron, deux pages plus haut, fait volontairement un pareil mensonge, lorsque, s’adressant à son ami Brutus, son interlocuteur, il lui dit : « Brutus, qui a chassé les rois, est le premier auteur de ta race. » Cicéron savait fort bien que son ami était de famille plébéienne, et, menteur à son tour comme une oraison funèbre, il falsifiait l’histoire pour faire un compliment. Du reste, ces altérations de la vérité historique n’étaient pas toujours réprouvées. Pline l’Ancien est d’avis que placer parmi les images de ses ancêtres des héros qui n’appartiennent pas à votre maison, attribuer ainsi à sa famille des exploits sur lesquels elle n’a aucun droit, cela marque un beau naturel, c’est montrer qu’on estime la gloire, c’est rendre un hommage à la vertu : Etiam mentiri clarorum imagines erat aliquis virtutum amor. Cet hommage malheureusement ressemble beaucoup trop à celui que, suivant le proverbe, l’hypocrisie rend à la vertu, ou à celui que le vol rend à la propriété d’autrui.

Il y avait dans ces discours funèbres d’autres mensonges, ceux-ci plus innocens, puisqu’ils ne portaient pas sur l’histoire proprement dite, mais seulement sur l’histoire fabuleuse, qui appartient à l’imagination, et où il est permis à la vanité de se donner carrière. Dans tous les pays et dans tous les temps, l’aristocratie tient à se rattacher aux héros légendaires, et, quand la religion le permet, aux dieux mêmes. Suétone nous a conservé un fragment de l’éloge prononcé par Jules César aux funérailles de sa tante, où on peut voir un exemple de ces ambitieuses prétentions. César se déclare hardiment issu des rois et des dieux : « Ma tante Julie descend des rois par sa mère et des dieux immortels par son père, car c’est d’Ancus Marcius qu’est sortie la maison royale des Marcius, dont