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que ces faibles rimes ont excité un si furieux enthousiasme et ont versé à des millions d’hommes l’ivresse de la gloire et de la mort ? Pense-t-on qu’à Rome, dans les temps les plus anciens, les orateurs politiques même, pour produire de puissans effets, aient eu besoin de beaucoup d’art ou de talent naturel ? Nous connaissons quelques-unes de leurs harangues ou de leurs phrases ; elles nous paraissent ternes et froides, mais elles ont été vivantes en leur temps, en leur lieu. Telle phrase épaisse et lourde a pesé dans la balance de la politique, telle autre qui est rude a été toute-puissante par sa rudesse même, telle invective grossière a mis l’état en péril, telle maxime banale l’a sauvé. Si l’orateur a été sec, c’est que le public n’était pas exigeant, et que la brièveté était plutôt le signe de la force. Le temps, l’opportunité, l’état des esprits et des âmes, l’ignorance même, tout cela a pu prêter à certains discours qui nous paraissent abrupts une vertu que toutes les rhétoriques du monde ne sauraient donner. Il en fut ainsi de l’oraison funèbre, qui devait son imposant caractère non à l’art de l’orateur, mais aux grands sentimens qu’il éveillait dans l’immense et naïve assemblée. L’honneur des nobles familles, la gloire de Rome, la religion de la mort, la cérémonie de l’appareil funéraire, voilà surtout ce qui parlait aux imaginations et aux cœurs. Si l’éloquence n’était pas dans le discours, elle était dans le spectacle. Seulement, pour comprendre ces sentimens populaires, il faut se remettre sous les yeux la scène des funérailles. Nous osons dire qu’une oraison funèbre de Bossuet, fût-ce celle du grand Condé, qui n’avait pour théâtre qu’une église et pour auditoire qu’un public choisi, produisait un moindre effet que le simple discours d’un Romain parlant sur le Forum, du haut de la tribune, ayant pour auditoire tout le peuple attiré par la splendeur des funérailles patriciennes et pour témoins les images des ancêtres, on serait tenté de dire les ancêtres mêmes, quand on se rappelle ces curieux et presque incroyables détails que nous fournit l’histoire.

On sait que dans les grandes maisons on rangeait le long de l’atrium, en des armoires semblables à de petites chapelles, les portraits des personnages qui avaient illustré la famille, des bustes en cire, autrefois moulés, après leur mort, sur le visage même des héros, de vrais portraits, auxquels on ajoutait la couleur du teint, et parfois des yeux de verre, pour mieux représenter les apparences de la vie. Au-dessous de chaque buste, on lisait une inscription relatant les titres honorifiques, les hauts faits accomplis, une sorte d’histoire abrégée dont l’orateur, dans son oraison funèbre, ne manquait pas de faire usage. Le jour des funérailles d’un membre de la famille, on tirait tous les bustes de leur retraite vénérée ; ils