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et d’une âme vagabonde, à l’esprit de qui donc peut-il bien revenir parmi ces spectateurs qui sont Vitellius, Hérode, « des montagnards du Liban, douze thraces, un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelles, des pâtres de l’Idumée, le sultan de Palmyre et des marins d’Eziongaber ? »

Ces observations de détail ont ici leur intérêt. S’il fallait en effet caractériser d’un mot la manière et le talent particulier de M. Flaubert, ce serait peu de lui reconnaître vingt autres qualités, il est avant tout et par-dessus tout un érudit dans le roman.

Et d’abord il a jusqu’à la manie le goût de l’information précise, de l’expression technique et il l’a jusque dans les choses les plus insignifiantes : il ne parlera d’art qu’en termes d’atelier, comme de chasse qu’en termes de vénerie. Mais ce n’est pas dans le détail seulement, c’est dans l’ensemble qu’il importe ses qualités et ses défauts d’érudit. Nouvelles, contes ou romans, il les compose comme on ferait un Mémoire : un plan très simple, facile à suivre ; peu d’idées générales, ce qu’il en faut pour étayer une démonstration ; peu d’épisodes, parce qu’il ne faut pas perdre le fil conducteur, beaucoup de digressions, parce que les digressions sont l’intérêt, souvent même l’objet d’un vrai Mémoire. Combien sont-ils en effet les Mémoires qui se réduisent à tenir la promesse de leur titre ? L’interprétation d’un papyrus ou d’un simple cartouche hiéroglyphique devient une occasion de récrire l’histoire d’Égypte ; et de la discussion d’un fragment de poterie, c’est plaisir de voir sortir toute une théorie de l’art et de la religion grecque. On a de ces surprises en lisant M. Flaubert. Au fond, je pense qu’il ne lui importe pas beaucoup que saint Antoine résiste ou succombe à la tentation, mais il nous aura longuement raconté l’histoire du dieu Crépitus, et, pourvu qu’il nous décrive à loisir le temple de Tanit, en dissertant savamment sur la cosmogonie phénicienne, il ne lui soucie guère qu’Hamilcar exterminé les mercenaires et que Narr’ Havas épouse Salammbô. C’est qu’il a de l’érudit et de l’antiquaire le mépris du présent et le dédain de l’action. Ce sont les choses mortes qui l’attirent comme une énigme, un problème à résoudre, et si parfois il prend aux choses vivantes un semblant d’intérêt, c’est qu’il y voit la matière de l’histoire et de l’archéologie de l’avenir.

Aussi son style, même quand il se colore, même quand il s’élève, rappelle-t-il toujours la sécheresse d’un document d’archives. L’émotion en est absente, comme d’ailleurs le drame est absent de ses romans, Il est remarquable que pas un romancier n’use et n’abuse comme lui du discours indirect ; « Le Tétrarque était tombé aux genoux du proconsul, chagrin, disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence ; il aurait ordonné… Vitellius répondit que le grand Hérode… » Ce n’est plus une entrevue, c’est le compte rendu, c’est la sténographie