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analogues aux chants des funérailles[1]. Au régiment, le paysan russe, avec ses instincts de sociabilité et ses habitudes de solidarité, ne demeurait cependant pas longtemps isolé ; ses camarades lui servaient de famille, et il trouvait dans son bataillon comme une commune nouvelle. Dans cette armée d’anciens serfs sujets aux verges, il n’y avait guère d’autre principe de force morale que la religion. Le soldat était fort enclin aux sectes, sa triste existence à demi claustrale le portait au mysticisme. Ces hommes, que vingt ans de service et une sévère discipline semblaient avoir transformés en automates armés, colportaient dans toutes les parties de l’empire les hérésies bizarres et les naïves utopies qui couvaient silencieusement au fond du peuple russe.

L’armée ainsi recrutée avait une physionomie toute spéciale ; bon nombre des qualités ou des défauts signalés chez les troupes russes provenaient autant du régime militaire, de la longueur et de la dureté du service que du caractère national. Ainsi en était-il peut-être de la résignation et de la patience, du manque d’initiative, de l’espèce de passivité ou d’insensibilité du soldat, réduit par la discipline et les verges à l’apparence d’une machine vivante. Ainsi en était-il peut-être aussi des pertes énormes qu’infligeaient aux armées russes en toute campagne les privations et les maladies. Le système du service prolongé ou de l’appropriation exclusive des hommes au métier de soldat semble en Russie n’avoir que fort médiocrement réussi. Il est vrai que le moujik ainsi enrégimenté pour vingt ans était d’une profonde ignorance ; il est vrai que ses chefs étaient souvent coupables d’incurie ou d’immoralité. Autrefois l’entretien des hommes était abandonné aux chefs de corps, ce qui était une cause de corruption pour les chefs, de misère pour les soldats, de faiblesse pour l’armée. Les levées prescrites n’étaient pas exécutées, les gouverneurs chargés d’y veiller s’entendaient avec les chefs de corps pour ne pas fournir l’effectif indiqué, et ceux-ci bénéficiaient de la nourriture des troupes qui n’étaient point sous les drapeaux. Une bonne partie de l’armée n’existait que sur les états du ministère, et les hommes réellement présens sous les armes étaient débilités par la maigre pitance que leur allouaient leurs colonels. Magnifique à Pétersbourg sous les yeux du souverain, l’armée russe n’était qu’une ombre ou un fantôme dans les provinces écartées. Avec ces effectifs toujours incomplets, chaque guerre amenait de tristes déceptions, d’irréparables mécomptes. Un tel régime était aussi vicieux au point de vue militaire qu’au point de vue civil.

La guerre de Crimée montra que dans une pareille armée tout

  1. Voyez M Ralston, Songs of the russian people.