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tu as menti, le sang que tu vas verser peut être celui de tes parens, et que ta famille restera à jamais victime de ton parjure ! » J’ai vu des Chinois effrontés se troubler, pâlir et se rétracter, d’autres couper la tête du malheureux volatile avec la sérénité que donne une conscience tranquille.

La statistique judiciaire de 1872 nous apprend que pendant cette année 4,200 condamnations ont été prononcées, dont la moitié pour des attentats à la propriété. Ce chiffre officiel est encore bien au-dessous de la vérité. Et pourtant aux Philippines l’indigène trouve partout et toujours de quoi vivre et se vêtir gratuitement. Dans ces contrées bénies du ciel, couvertes d’arbres à fruits, exemptes des rigueurs de l’hiver, où la noix de coco apaise la soif et la faim, la misère est inconnue. Pourquoi y a-t-il donc un si grand nombre de délits ? Parce que la tolérance pour les fautes y est poussée à sa limite extrême, que les moyens de ramener la paix dans une conscience coupable y sont plus abondans que partout ailleurs, parce que la loi y protège les jeux de hasard, et qu’enfin le gouvernement y dirige lui-même des loteries mensuelles. Ajoutez à cela la répulsion que l’Indien éprouve pour le service militaire et la vive passion qu’il ressent pour les femmes. C’est surtout pour ces dernières qu’il devient le plus souvent criminel. Un indigène ne reculera devant aucun attentat, soit pour se venger d’un amour dédaigné, soit pour s’en rendre digne par des largesses en dehors de ses ressources ordinaires. C’est à la veille des grandes fêtes et des jours où les combats de coqs sont autorisés, quelques heures avant le tirage des loteries gouvernementales, que les larcins sont plus fréquens. Si un Tagale qui m’avait servi pendant deux ou trois ans avec fidélité devenait tout à coup négligent dans le service, bien attifé et finalement voleur, je n’avais aucune peine à lui faire avouer que c’était l’amour et le jeu qui l’avaient ainsi métamorphosé. La passion éteinte et le jour des loteries passé, j’aurais pu lui confier toute une fortune sans qu’il y touchât.

Ce qui fait aussi que beaucoup de délits restent impunis aux Philippines, c’est qu’on y professe une indulgence générale pour les criminels. Espagnols, métis, Indiens, s’efforcent d’atténuer la gravité d’une faute au point de plaindre beaucoup plus celui qui la commet que celui qui en a été la victime. Un négociant fait-il une banqueroute frauduleuse, commet-il un faux, on ne parle de lui qu’avec pitié et ton n’entend que ces mots : pobre, pobrecito tambien ! Ah ! le malheureux, le pauvre malheureux ! Au frontispice de la prison de Manille, on lit ces mots en lettres d’or : Soyez sévère pour le crime et plein de miséricorde pour le criminel. Nulle part aphorisme n’a été plus souvent mis en pratique qu’aux Philippines. Dans les provinces, loin de l’œil de la justice, on rencontre