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S’il ne put créer une grande armée faute de munitions, du moins il cerna si bien Manille que les Anglais n’osèrent jamais en sortir, et durent avoir recours pour y subsister aux vivres de leur flotte. Des Chinois, gagnés par l’or des envahisseurs, voulurent profiter de la circonstance pour se soulever, mais Anda sut aussi les réduire. Après quinze mois de luttes journalières arriva la nouvelle que la paix avait été signée entre les deux puissances rivales, et les Anglais se retirèrent. Anda, qui avait pris le titre de gouverneur-général des Philippines, se vit alors disputer par l’archevêque Rojo une autorité si justement acquise. Poursuivi, calomnié, jeté en prison, le pauvre juge mourut à l’hôpital de Saint-Jean-de-Dieu de Cavite, entouré de quelques Indiens qui l’aimaient et qui lui fermèrent les yeux.

Quand arriva le jour de la translation, les habitans en masse, et comme s’ils eussent obéi à une consigne secrète, se rendirent en habits de deuil au lieu de la cérémonie. Le cortège funèbre partit de la cathédrale en ruines, suivit les rues principales et entra, au milieu d’un concours immense de population, dans l’église de Saint-Augustin où devait être chantée l’absoute avant la translation du corps à Saint-François. Pendant le trajet, des essences et des fleurs furent jetées à profusion sur le cercueil. Au moment où l’office des morts allait commencer, on vit tout à coup un jeune abbé du pays se détacher du groupe que formaient ses collègues. Il tient à la main une grande couronne de lauriers et d’immortelles, s’incline en passant devant le capitaine-général étonné, monte les degrés du catafalque et déploie sur le drap mortuaire un large ruban sur lequel chacun peut lire ces mots : Le clergé séculier des Philippines à don Simon de Anda y Salazar. A peine le jeune prêtre, pâle d’émotion, est-il descendu de l’estrade qu’un étudiant en gravit à son tour les degrés et place sur le cercueil une nouvelle couronne. Il est imité par une foule de gobernadorcillos qui, au nom de leurs villages, viennent payer un tribut au patriote persécuté. On rechercha l’auteur de cette manifestation, mais personne n’osa le désigner ouvertement. L’opinion publique en rendit responsable le curé don José Burgos, le même auquel l’archevêque avait demandé un acte d’adhésion et de fidélité à l’Espagne. On verra bientôt à quel point cette rumeur lui fut fatale.

Le capitaine-général, don Carlos Maria de la Torre, frappé de ce qui venait de se passer dans l’église des Augustins, se décida alors à faire quelque chose en faveur de la colonie. A cet effet, il nomma une junta, composée des fonctionnaires dont les traitemens dépassaient 20,000 francs. Il y adjoignit divers moines et six créoles, conseillers d’administration. Pas un métis, pas un Indien, ne furent appelés pour représenter leur caste si intéressante et si nombreuse.