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les bateaux à s’abreuver de café au lait, entrecoupé de gorgées d’eau de Seltz. Nous aimons le Rhin, nous aussi. Hélas ! nous l’avons aimé avec trop de désintéressement, en artistes, en philosophes. Comparez aux paroles haineuses qu’on vient d’entendre quelques lignes empruntées à la description de la France, qui ouvre le second volume de l’histoire de Michelet. Après avoir parlé de la Lorraine, l’historien s’arrête tout d’un coup : « Je m’abstiens, dit-il, de franchir la montagne, de regarder l’Alsace. Le monde germanique est dangereux pour moi. Il y a là un puissant lotos qui fait oublier la patrie. Si je vous découvrais, divine flèche de Strasbourg, si j’apercevais mon héroïque Rhin, je pourrais bien m’en aller, au courant du fleuve, bercé par leurs légendes, vers la rouge cathédrale de Mayence, vers celle de Cologne et jusqu’à l’Océan, ou peut-être resterais-je enchanté aux limites solennelles de quelque camp romain, de quelque fameuse église de pèlerinage, au monastère de cette belle religieuse qui passa trois cents ans à écouter l’oiseau de la forêt. »

M. Himly fait, non pas œuvre de poète, mais œuvre de science. Après avoir décrit le bassin du fleuve par des traits si précis, qu’il semble en mettre sous nos yeux la carte en relief, il montre que le Rhin n’est pas une frontière naturelle et n’a jamais été une frontière politique. Ce fossé, si large qu’il soit, n’isole pas les deux peuples, comme ferait un désert, une haute chaîne de montagnes ou l’Océan. Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours « des empiétemens ethnographiques et politiques se sont opérés sans cesse d’une des rives sur l’autre. » Il y a eu sur ces deux rives des Celtes et des Germains. « Les Romains, à peine maîtres des Gaules, y annexèrent, sur la rive droite, la vaste étendue des champs décumates. Plus tard, les Francs et les Alamans furent à la fois transrhénans et cisrhénans. Les nombreux évêchés de la vallée, à l’exception de celui de Bâle, étendirent leurs circonscriptions diocésaines sur les deux bords du fleuve. L’empire de Charlemagne, celui de ses successeurs, les chefs du saint-empire, celui de Napoléon Ier, n’ont pas respecté la frontière du Rhin ; aujourd’hui encore la Hollande et la Prusse, la Hesse grand-ducale et la Bavière sont à cheval sur le fleuve. » L’exacte vérité, c’est que « dans cette contrée intermédiaire, la nature a laissé un libre jeu au développement historique des peuples et des états, » et c’est parler un langage humain que d’ajouter : « Le droit et la morale sont d’accord pour condamner, de quelque côté qu’elles Viennent, de prétendues revendications, faites sans égard pour les vœux des populations, au nom de certaines nécessités ethnographiques et géographiques. » Ce langage peut-il encore être entendu ? La notion de ce qu’on appelait jadis le droit est fort obscurcie. Pénétrés par l’esprit d’une philosophie nouvelle, nous portons avec raison dans l’étude de l’histoire la théorie du combat pour l’existence. Alors il faut dire que le pays du