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passé, serait présent à ses yeux, » et lorsqu’à la suite de cette formule, la plus saisissante qu’on ait jamais donnée du déterminisme universel, il ajoutait que le hasard ou la probabilité qui le mesure « sont relatifs en partie à ce que nous savons, en partie à ce que nous ignorons. » Ainsi entendu, le hasard serait, comme on l’a dit tant de fois, un mot dont nous couvrons notre ignorance ; en l’affirmant, nous le nierions, car, si nous reconnaissons que les causes de certains événemens nous demeurent inconnues, nous ne laissons pas de proclamer en même temps que tout ce qui arrive a sa raison dans ce qui l’a précédé.

Pour M. Cournot, le hasard est quelque chose de positif ; à ses yeux, une intelligence supérieure à l’intelligence humaine, quelles qu’en fussent l’ampleur et la pénétration, ne serait pas affranchie de l’indécision où nous sommes à l’attente de certains événemens : elle ne serait pas sans doute sujette à tous nos tâtonnemens, à toutes nos incertitudes ; elle pourrait résoudre a priori ce que nous décidons seulement a posteriori ; mais cette sûreté de décision n’aboutirait qu’à lui faire délimiter avec une exactitude rigoureuse la part de hasard dans le développement des phénomènes. Pour comprendre cette thèse nouvelle, il faut se rendre un compte exact des exigences du principe de causalité. On le formule d’ordinaire en disant que tout phénomène est déterminé par un ensemble de conditions invariables et inconditionnelles ; mais le plus souvent on s’en tient là, et l’on se représente volontiers les chaînes des causes et des effets comme des séries linéaires d’événemens successifs, où chaque terme est déterminé par celui qui le précède et détermine celui qui le suit. Ce serait assez si tous les événemens formaient une seule série, c’est-à-dire si la destinée du monde s’accomplissait uniquement dans le temps ; mais en fait il existe un nombre immense et peut-être infini de séries simultanées de phénomènes dans l’espace, et nous ne voyons pas qu’elles suivent en se déroulant des voies parallèles et isolées ; elles se réunissent, se croisent, s’enchevêtrent souvent au point que certaines d’entre elles semblent disparaître pour reparaître plus loin, comme ces cours d’eau qui s’abîment tout à coup dans le sol et renaissent à quelques lieues de là, après s’être creusé sous terre un lit invisible. Il en résulte qu’un fait n’appartient pas toujours à une série unique, mais que les antécédens en doivent être distribués entre plusieurs séries de causes dont la convergence l’a déterminé. Ainsi la cause d’une sensation est un mouvement moléculaire qui de l’organe a cheminé par le conducteur nerveux jusqu’aux centres encéphaliques ; mais, pour qu’elle se produise, il faut aussi que nerfs et centres nerveux soient baignés de sang artériel, et pour cela quel concours de phénomènes simultanés,