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soi-même, soumission absolue au culte que lui inspire sa mère, une seule fois, dans une heure de crise, révolte de l’âme qui se sent menacée dans sa vie même, et presque aussitôt besoin de s’assurer que cette mère tant aimée n’est pas en désaccord avec lui, voilà les premiers traits de son enfance et de sa première jeunesse. Le poète ne se connaît pas ; nous cependant, nous voyons déjà la flamme s’agiter sous la cendre, et la lumière se dégager dans l’ombre.


II

Comment le poète est-il né chez Edgar Quinet ? à quel jour, à quelle heure a-t-il eu le sentiment de sa vocation ? Sa correspondance juvénile va nous donner sur ce point des renseignemens assez nouveaux. Je ne parle pas, bien entendu, de ce poète inconscient qui s’est éveillé chez lui de si bonne heure ; celui-là, il doit tout aux bois de Certines, aux cimes abruptes du Revermont, aux mélancoliques étangs du désert des Dombes. Je parle du poète qui se connaît, qui a un but, qui s’élance dans le monde des idées, que pousse et dirige l’ambition d’une tâche originale. C’est de 1821 à 1824 que la transformation s’est faite, et, si les lettres que nous parcourons ne nous fournissaient à cet égard les indications les plus précises, on ne devinerait jamais quel homme fut pour Edgar Quinet le grand initiateur.

Vers la fin de 1821, Edgar Quinet, âgé alors de dix-huit ans, quitte la maison de banque où il aligne si bien les chiffres et compose de si belles lettres. C’est presque un coup de tête. Le père est mécontent, la mère est inquiète. Il obtient non sans peine l’autorisation de faire son droit, à la condition qu’il songera sérieusement à une carrière définie ; il a promis d’entrer chez l’avoué et d’y apprendre la procédure. Or quelques semaines après, au mois de janvier 1822, il écrit à sa mère une lettre tout enveloppée de précautions oratoires, pour lui apprendre qu’il a entrepris de composer un livre ! Est-ce donc l’heure où le poète se révèle ? Pas le moins du monde, ce serait plutôt le contraire. Quand on voit l’ancien rêveur des solitudes de la Bresse écrire les pages dont il est question ici, on pense au Rhône qui disparaît sous les sables. Le Rhône reparaîtra, vous le savez ; le poète aussi, n’en doutez point, va renaître au jour et poursuivre sa voie. Ici pourtant on le chercherait en vain ; c’est un esprit facile, aimable, volontiers railleur, qui se préoccupe surtout de plaire à sa lectrice de Charolles et qui lui emprunte quelque chose de sa malice voltairienne ; quant au poète, il s’est évanoui. Le fameux livre annoncé avec tant de ménagemens diplomatiques est intitulé : les Tablettes du Juif-Errant. « Oui, messieurs