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obstacles, gravir des sommets, appeler et provoquer les esprits. Représentez-vous l’émotion du jeune débutant lorsqu’un agent de la maison Levrault, de Strasbourg (c’est dans cette maison que devait paraître la traduction de Herder), lui proposa de le conduire chez l’ardent initiateur. « Je tremblais comme un enfant, dit-il, en approchant de sa maison. » Et il ajoute : « C’est le seul homme qui puisse aujourd’hui m’émouvoir ainsi, parce que c’est le seul à qui je reconnaisse les élans du génie. »

. Avant de faire cette visite qui le troublait si fort, Quinet, sur le conseil de son introducteur, avait envoyé à Victor Cousin un cahier de sa traduction et quelques pages de son essai préliminaire. Il n’en fallait pas tant pour révéler à Cousin un écrivain de haut vol. Aussi, dès les premiers mots, le maître se sentit attiré vers le disciple. J’ose dire qu’il avait deviné plus qu’un talent, il avait deviné une âme. Ce nom d’ami, de cher ami, qu’il prodiguera plus tard avec une complaisance ironique, quand le scepticisme mondain aura remplacé chez lui les élans de l’enthousiasme, il le lui donnait alors avec une sincérité qui leur faisait le même honneur à l’un et à l’autre.

L’amitié de Cousin et de Quinet, malgré la distance de l’âge et de la position, fut vraiment cordiale en ce premier élan. C’était chez Cousin une sympathie aussi tendre que sérieuse, chez Quinet une affection ardente, où la poésie avait sa part. Quinet écrivait à sa mère : « Quand tu me sentiras malade par l’âme, dis-moi : va chez M. Cousin. J’y trouverai des consolations et des encouragemens. Il est certain que jusqu’ici je m’étais trop concentré dans l’isolement. Il faut me rapprocher de ce que j’admire. » Et plus loin : « Un homme avec qui l’on sympathise vous émeut comme le spectacle de la mer, ou d’une belle nuit, ou d’une solitude poétique. »

Même en tenant compte de cette faculté poétique avec laquelle le jeune enthousiaste transfigurait toutes choses, ces lettres de 1825 nous donnent l’idée d’un Victor Cousin que les hommes de notre génération n’ont point connu. Qu’on se représente un stoïcien à la fois inflexible et doux, très enclin aux confidences intimes, sans nulle ambition, sans nulle visée hautaine et dominatrice, cherchant un peu ses mots et pourtant ne choisissant pas. A ses regards fixes quand il parle, à toute sa physionomie qui se recueille, à son accent harmonieux, mais déterminé, « on voit que tout est arrêté dans cette tête, et la vie et la mort. » Il a une foi tranquille, sereine, imperturbable. « Il croit au triomphe de la raison, de la justice, comme à sa propre existence. » D’ailleurs pas un mot du christianisme dans ces conversations à cœur ouvert, le stoïcisme lui suffit, un stoïcisme confiant dont on s’expliquerait mal la parfaite béatitude, si le christianisme, dont il ne dit rien, n’avait déposé à