Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vrai que son amitié pour Cousin est d’un autre ordre, c’est l’amitié de l’intelligence, souvent si différente de l’amitié du cœur. Seulement, dans les transports de son enthousiasme, Quinet ne se rend pas compte de ces différences. Bien que son esprit seul soit en jeu, il se donne cœur et âme à l’enchanteur merveilleux. Quand on lit dans ses lettres la façon dont il justifie Cousin auprès de sa mère, la puissance qu’il lui attribue, la fascination qu’il ressent, le besoin même qu’il éprouve de se défendre contre cette magie et de ne pas aliéner sa liberté morale, on se rappelle le titre d’une comédie fameuse de Calderon : El magico prodigioso.

Et qu’est-elle devenue, cette grande amitié ? Ce serait sortir de notre sujet que de nous engager dans cette question ; pour la traiter en conscience, il faudrait interroger à fond la biographie morale de Cousin comme celle de Quinet lui-même. Disons seulement que, si l’on ne peut pas mettre en doute la sincérité de Victor Cousin à l’heure où il excitait de tels enthousiasmes, son caractère a subi par la suite des transformations qui atteignaient jusqu’aux racines. Le génie avait agrandi son domaine et ses ressources, l’esprit était plus vif, plus aiguisé, plus étincelant que jamais ; l’âme n’était plus la même. Un poète très soucieux des choses de la vie intérieure adressa un jour cet avertissement à un des hommes de cette race :

Dans ton intérêt ne te corromps pas.
Ta jeunesse aima les plus belles choses,
L’art, la liberté, fleurs au ciel écloses,
Épargne ces fleurs tombant sous tes pas.
Obscurci longtemps par une colline,
Ton astre rayonne et prend son essor.
Hélas ! dirons-nous devant l’astre d’or :
L’esprit monte au ciel, et l’âme décline ?
Pour bien achever votre double cours,
Il faut, noble esprit, il faut, ô belle âme,
L’un à l’autre unis, flamme dans la flamme,
Monter vers le ciel et monter toujours.

Il est bien permis de dire, je pense, sans blesser aucun des amis de Victor Cousin, que l’esprit et l’âme chez lui ne s’élevèrent pas toujours du même vol ; l’âme a décliné plus d’une fois pendant que l’esprit montait. On me permettra de dire également que, si l’esprit chez Quinet a trop souvent dévié, failli, commis des erreurs déplorables, l’âme du moins, la candeur et la noblesse de l’âme, n’ont jamais subi aucune atteinte.


III

Avez-vous lu dans Ahasvérus l’intermède de la troisième journée ? Le chœur interpelle le poète et l’invite à dire ce qu’il est, à