Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A ses yeux, écrire l’histoire, c’est construire savamment un drame émouvant, ménager les perspectives du théâtre et disposer les péripéties de l’action de manière à obtenir un effet saisissant. L’émotion morale déborde, mais la vérité historique n’apparaît nulle part, à moins que par hasard l’auteur n’ait été assez heureux pour la rencontrer, sans la chercher, parmi les imprévus de sa mise en scène.

Sans doute des maîtres éminens ont pu, grâce à l’intuition du génie, deviner la physionomie du passé et, par un art exquis, ressusciter sans l’altérer tout un monde évanoui. C’est ainsi que la sombre époque mérovingienne se peint dans les récits d’Augustin Thierry, la lutte des Saxons et des Normands dans une fiction romantique de Walter Scott, ou même tel aspect du moyen âge dans une page étincelante de Michelet. Et tout récemment les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié avec quel charme savant et quelle discrète érudition un guide aimable et sûr nous a fait pénétrer dans l’intimité de Cicéron et nous a dépeint les mœurs romaines sous l’empire. Mais combien dangereuse est la confusion entre la fable et la vérité, combien fragile la distinction entre le dramaturge et l’historien ! L’un, aiguisant sa fine ironie pour plaire aux esprits délicats, cède au désir de peindre les hommes de son temps sous les couleurs transparentes d’un tableau antique, sacrifiant ainsi plus ou moins la ressemblance du passé ou. l’exactitude du présent au mirage séduisant des allusions. Tel autre excelle à composer d’éloquens discours, et pour lui les annales d’un peuple n’enregistrent que des luttes oratoires : le sort des empires dépend, à l’entendre, de la harangue d’un général sur le champ de bataille ou du plaidoyer d’un tribun sur la place d’une bourgade. Les uns et les autres, oubliant la foule, personnifient en quelques individualités les sociétés qu’ils décrivent. Ils ne les regardent d’ailleurs que par les dehors de la vie publique et ressemblent à ces voyageurs qui jugent une contrée nouvelle pour avoir fait relâche dans quelques-uns de ses ports. Dans l’homme « ondoyant et divers, » ils ne voient que ce qui change le moins, vertus, vices, travers, et ils aiment à nous émouvoir par les luttes toujours renouvelées des mêmes passions ; mais l’existence modeste, la vie intime, le chez-soi des temps passés leur échappe. Ils franchissent à peine le seuil des palais et ne s’arrêtent guère devant l’échoppe de l’artisan ou la cabane du laboureur. Là du moins on aurait pu saisir sur le vif les conditions mêmes de la vie des peuples, l’organisation de la famille, l’institution de la propriété, le régime du travail, les mœurs privées et les habitudes morales. Plus d’un trait heureusement peut en être restauré, grâce à de patientes recherches. Tel monument, ingénieusement discuté, fait comprendre le rôle sacré du foyer dans la cité antique ou l’importance du luxe dans les vieilles métropoles