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jours heureux, que les pêcheurs en ramènent 12,000 ou 15,000 arrobes. Il faut que tout ce poisson soit expédié ou travaillé dans les vingt-quatre heures qui suivent l’arrivée, car, sans compter qu’il pourrait se corrompre, la prochaine pêche causerait un encombrement. Une partie est immédiatement dirigée sur Madrid et les villes de l’intérieur ; le reste se porte dans les fabriques d’escabeche. Là chaque bête est découpée en larges tranches de près de trois doigts qu’on plonge dans une énorme chaudière d’huile bouillante ; quand elles y ont séjourné suffisamment jusqu’à prendre à la surface une belle teinte rousse, on les retire, on les porte au séchoir, et, à peine refroidies, on les encaque dans de petits barils contenant deux arrobes ; on déverse par-dessus une sorte de saumure, mélange d’eau et de vinaigre, et le tout est expédié dans les provinces de l’intérieur où les gens du peuple en font une grande consommation. Quand, à certaines heures de la journée, ces immenses quantités de poisson passent par les chaudières, il pèse sur toute la ville une odeur d’huile qui entête et laisse à peine respirer. Bermeo possède aussi plusieurs fabriques de conserves en boîtes. La sardine et l’anchois y abondent à la saison : seulement chaque barque s’en défait pour son propre compte et au prix qui lui convient ; l’équipage a droit en outre à une certaine quantité de gros poissons, largement calculée, dont il se sert pour sa consommation personnelle ou qu’il revend à son gré. Aussi la nourriture des habitans se compose-t-elle presque exclusivement de marée ; le poisson de la mer cantabrique passe pour infiniment supérieur à celui qui vient de la Méditerranée ; consommé sur place il est réellement exquis, d’une saveur que je ne soupçonnais pas et qu’on lui demanderait en vain pour peu qu’il ait voyagé.

En somme, Bermeo est le centre de pêche le plus actif de la province : presque toute la population mâle, 1,000 hommes et plus, est consacrée à cet exercice ; les femmes travaillent sur le port ou dans les fabriques d’escabeche. On se marie de fort bonne heure sur ces côtes : dès dix-huit ans, un marin a sa fiancée, il fait alors un ou deux voyages au long cours pour acheter avec son salaire la ropa, ou, comme nous dirions, la corbeille de noces : un peu de linge blanc, quelques colifichets, deux ou trois pauvres meubles ; puis aussitôt il entre en ménage. Attendrait-il dix ans encore, il sait qu’il ne sera jamais plus riche : la pêche a trop d’alternatives, trop de mauvais jours pour que celui qui s’y livre y puisse faire fortune ; on en vit, et c’est tout. D’autre part, cette incertitude du lendemain, cette lutte continuelle contre le danger, ont influé à la longue sur le caractère du marin : il manque des qualités de prévoyance et d’économie. Quand par aventure, après une bonne saison, il pourrait mettre quelque chose de côté, il préfère gaspiller sur-le-champ