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jour où l’amour vient la foudroyer. L’homme qui le lui inspire est le poète Hilarion, émule de Heine et de Musset, plus sceptique peut-être qu’aucun des deux, blasé sur les passions qu’il inspire, au point de n’être plus sensible qu’à certaines perversités, mais toujours capable cependant de chercher dans l’amour une source d’inspiration, un sujet d’étude. Ne sera-t-il pas piquant de faire descendre de son piédestal cette Pallas Athéné, de faire battre ce cœur plus que virginal, de raviver son talent dans les sourires et dans les larmes d’une créature impassible dont le sein glacé n’a pas encore tressailli ?

Giojà subit l’amour comme ferait une victime de la fatalité antique ; pour elle, il ne peut être question de chute. Elle donne sa vie, l’âme et les yeux levés au ciel, qu’elle prend à témoin de son absolu sacrifice : — Ce sera pour toujours, a-t-elle dit. — Et c’est pour toujours en effet ; elle n’admet pas que l’abandon d’un autre puisse annuler le vœu de fidélité immuable une fois prononcé en soi-même. Hilarion sa lassera vite, il aura peur de cette pureté sublime, un sentiment d’artiste qui survit chez lui a toutes les vertus, le respect craintif du beau, l’empêchera de la profaner, de l’abaisser au rang de ses autres maîtresses, mais il la délaissera, il fera plus, il finira par la haïr pour tous ses crimes envers elle et pour le pardon silencieux, inépuisable qu’elle y oppose. L’amour, qui a guidé un instant la main de Giojà et qui lui a fait produire un chef-d’œuvre, paralyse cette main quand l’abandon est venu remplacer le bonheur. Les Furies s’emparent de l’amante répudiée d’Hilarion ; cette belle intelligence s’égare ; la démence vient suspendre les angoisses qu’elle endure ; puis sa raison se réveille avec son génie pour produire un portrait spiritualisé, divinisé de l’ingrat ; elle veut que celui-ci le voie et qu’il se souvienne. Hilarion se souvient en effet et regrette peut-être, mais il ne revient pas, il ne reviendra que pour recueillir le dernier soupir de celle qu’il a tuée ; à ce moment suprême, il se prend à aimer sa victime, lui aussi, il l’aime morte, c’est son châtiment.

Dans ce roman, où il serait facile de relever des beautés de premier ordre, on respire d’un bout à l’autre ce que Henri Heine appelait la poussière des marbres brisés. Ouida professe en commun avec l’auteur des Reisebilder le culte de cette poussière sacrée, mais sans y allier toujours le même discernement délicat, sans fuir surtout avec le même soin ce pédantisme que Heine redoutait comme la peste. Une femme résiste plus difficilement qu’un homme au plaisir d’étaler son érudition, et nous n’ignorons pas que Ouida est une savante aussi bien qu’une artiste ; mais la raison ne nous paraît point suffisante pour ne jurer que par Zeus et pour faire