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guerre, se trouvait préparée par l’ennemi lui-même ; ou ils ne bougeaient point, et les troupes pouvaient fondre à tout instant sur eux, leur donner mâlon à leur tour, pour employer une expression indienne. Ceci réalisait sûrement le même objet, leur retraite derrière le Rio-Colorado d’abord, le Rio-Negro ensuite.

Cinq colonnes, opérant simultanément et à une vingtaine de lieues les unes des autres, allaient, pour avancer la frontière, s’enfoncer dans le désert en marchant parallèlement vers le sud-ouest. Parvenues aux postes qui leur avaient été désignés, elles devaient s’y fortifier et relier entre eux les campemens principaux par des fortins intermédiaires et des garnisons. C’était la première phase de l’opération. Les mesures destinées à consolider la nouvelle ligne et à la rendre aussi efficace pour l’attaque et la défense que l’ancienne l’était peu formaient la seconde.

A chacune des colonnes, on avait attaché un ingénieur, renforçant pour cette circonstance par des ingénieurs civils les cadres un peu maigres du génie militaire. C’était là une surprenante nouveauté qui inspirait aux officiers de vieille roche force plaisanteries dont heureusement on ne tint pas compte. Ils ne tarissaient pas de bons mots sur l’emploi du théodolite à la guerre. Ils oubliaient que, dans une guerre de ce genre, l’essentiel n’est pas de sabrer, c’est de prendre possession du sol. J’étais l’un de ces ingénieurs, et je devais accompagner la colonne de l’ouest, ou, comme disent les Argentins, qui se laissent aller volontiers à une certaine emphase castillane dans leur langue militaire, à la division ouest. Cette division se composait d’un peu moins de 800 hommes, 600 soldats de ligne et quelque 200 auxiliaires, gardes nationales récemment mobilisées et Indiens soumis. Elle était campée quand je vins la rejoindre sur les bords d’un joli lac circulaire, au pied du fortin San-Carlos, à la lisière même du désert. Les gardes nationaux et les Indiens étaient séparés de nous par le lac. Avec leurs haillons et leurs lances de roseau fichées en terre, certes ils avaient moins l’air de l’avant-garde d’une armée régulière que d’une horde de bandits. Sur l’autre rive, la belle ordonnance des tentes, la régularité des luisans faisceaux d’armes, la bonne mine de deux pièces de campagne en batterie, corrigeaient cette fâcheuse impression.

Nous occupions le centre de la ligne de frontière. A notre droite se trouvaient les divisions nord, de Buenos-Ayres, et sud, de Santa-Fé. On supposait, d’après la disposition des tribus indiennes, que l’installation de ces deux divisions serait peu inquiétée. C’est ce qui arriva. A notre gauche, les divisions sud et côte sud devaient se rendre par des routes différentes vers le lac de Carhué, opérer leur jonction à peu de distance de ce point et déloger les Indiens qui