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La bataille que l’on comptait donner à Carhué s’était livrée à Parahuil. Cela valait mieux à beaucoup d’égards. Pourtant cette invasion, vigoureusement châtiée, ne laissait pas d’être gênante, et le but que les Indiens s’étaient proposé était atteint en partie. On avait dû surmener, pour les joindre, les maigres chevaux de deux frontières, encore mal remis des fatigues de l’invasion précédente, marquée par le soulèvement de Catriel ; ils étaient hors de service et ne pouvaient faire campagne. C’est le cas de dire deux mots de la manière dont les Argentins soignent leurs chevaux de cavalerie ; ils y emploient des procédés dont la routine barbare répond mal aux progrès que leur armée régulière a réalisés dans d’autres sens. En ce pays de bons cavaliers et d’excellens chevaux, on voit fréquemment les corps de cavalerie montés sur des squelettes, dans l’impossibilité de fournir une longue traite ou une belle charge. L’infanterie, qui fait la guerre indienne à cheval, est plutôt paralysée qu’aidée dans ses mouvemens par ses étiques montures.

Ce ne sont pas les chevaux qui manquent ; les corps sont pourvus en général de deux et même trois chevaux par homme. Ce n’est pas non plus la qualité qui fait défaut : le cheval argentin est doué d’une résistance surprenante ; mais le peu de soins, un régime débilitant, la brutalité des soldats, mettent promptement les meilleurs chevaux dans un état pitoyable. On les exténue à plaisir. D’abord ils ne sont pas nourris : ils ignorent ce que c’est que les fourrages secs, le maïs ou l’orge ; ils l’ignorent si bien qu’ils les refusent quand on leur en présente, et qu’il faut une éducation spéciale pour les y habituer. On les traite comme des ruminans lâchés en liberté dans la prairie. Comme ils ne sont pas des ruminans et qu’ils ne sont guère en liberté, neuf jours sur dix ils ne mangent pas à leur faim. Leur estomac, qui assimile plus mal que celui du bœuf les sucs nutritifs de l’herbe verte, exige beaucoup de temps pour se garnir convenablement. Il leur faudrait huit ou dix heures par jour de tranquillité dans un pâturage fertile pour ne pas dépérir. Ils ne les ont presque jamais. Enfermés la nuit, à l’intempérie, dans des parcs étroits et mal tenus, dévorés des taons en été, rebutés par un gazon sans force en hiver, à la moindre alerte entassés auprès du campement dans des espaces pelés, comment ne dépériraient-ils point ? Ce qui est plus fâcheux pour eux, c’est qu’ils sont à tous et à personne. Le soldat n’a pas, comme dans les autres armées, son cheval, qu’il monte et soigne seul, dont il répond, auquel il s’attache. Quand un ordre de marche est donné, les chevaux sont poussés pêle-mêle dans le corral. Chaque homme arrive, sa bride en main, et attrape celui qu’il peut. Pourquoi le ménagerait-il ? Il ne le remontera plus. Si une pauvre bête, n’en pouvant plus, refuse absolument