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conquérans des vieux âges. Tout le monde était épanoui. Ma bonne fortune m’avait ménagé le plus inappréciable des biens dans une marche militaire, un bon compagnon de route. C’était le commandant don Eliseo Acevedo, qui était alors à la tête du 7° bataillon de chasseurs. Jamais Porteño ne fut plus Français, et les Porteños distingués se piquent avant tout de l’être. Il avait respiré la sève de l’esprit français dans l’enseignement d’un homme excellent et d’un éminent esprit, le philosophe Amédée Jacques.

Le nom de Jacques est encore prononcé avec respect sur les bords de la Plata, bien qu’il y soit mort découragé et pauvre il y a une dizaine d’années. C’est, de tous nos compatriotes, celui qui, dans l’Amérique du Sud, a fait le plus d’honneur à la France par l’élévation de son talent et le désintéressement de sa vie. C’est aussi l’étranger qui a rendu à sa patrie d’adoption le plus grand service ; il l’a dotée d’un programme d’enseignement secondaire remarquable, où les illustres directeurs de notre éducation universitaire, anciens camarades de Jacques, trouveraient eux-mêmes matière à réflexion. On retrouve encore, solidement empreint sur deux ou trois générations d’étudians, — ceux qui ont aujourd’hui trente ans et commandent leur premier bataillon ou font leur premier discours aux chambres, — le sceau que leur avait imprimé cette libre et robuste intelligence.

Nous parlâmes donc d’abord de Jacques, puis de Paris, et vraiment c’était une chose piquante que ces perpétuelles évocations de Paris au fond du désert inexploré, dans ces vertes solitudes, où notre colonne, comme un navire en mer, devait chaque jour observer le soleil et consulter les étoiles afin de ne pas s’égarer. Nous étions amis à la première halte, inséparables à la première étape. Ma tente fut la sienne ; ses chevaux furent les miens. On ne me vit plus que sur le front du 7e, et quand, par une nuit noire, perdu au beau milieu du camp comme un conscrit, j’allais m’égarer dans la garde nationale ou la cavalerie : — vous cherchez votre bataillon ? Il est par là, me disait le premier soldat venu.

Notre voyage se fit sans encombre. Nous n’eûmes à supporter aucune des épreuves dont les imaginations frappées par la majesté du désert et les mirages de l’inconnu nous avaient menacés au départ. Les Indiens n’inquiétèrent pas notre marche. L’herbe et la viande ne manquèrent point. Quant à l’eau, nous disposions d’assez de bras et nous étions munis de pompes assez puissantes pour la faire jaillir du sol quand elle ne se montrait pas à la surface. Pourtant, dans cette disette d’émotions guerrières, que de détails pleins de saveur pour les yeux d’un Européen ! Il était impossible d’éprouver un moment d’ennui.